Interview26. Mai 2021 Theo Metais
Entretien avec Florian Zeller - «Je voulais que le film soit comme un puzzle...»
Nous l’avions rencontré en décembre en pleine pandémie, sur Zoom et à l’approche des Oscars. Nous lui avions souhaité bonne chance, comme si son film n’était pas suffisamment excellent. Pour Cineman, Florian Zeller s’est confié sur l’incroyable parcours de son film «The Father» et sa rencontre avec Anthony Hopkins.
(Propos recueillis par Theo Metais)
Cineman - Florian Zeller, le cinéma pour vous, c'est un rêve de gamin ou s’est arrivé sur le tard?
Florian Zeller - Je serais censé répondre que c’est un rêve de gamin, mais mon rêve de gamin, c'était un rêve d’écriture qui s’est métamorphosé au fur et à mesure où je découvrais les choses. Ça s’est d’abord métamorphosé en un rêve de théâtre, en désir de théâtre. Et puis ça s’est transformé de façon accidentelle. Moi, je venais d’une famille où il n’y avait pas forcément beaucoup d’initiation à la culture ni au théâtre et je l’ai découvert par hasard. J’y ai trouvé une joie, une excitation énorme, qui tenait beaucoup à ma passion pour les acteurs. Et puis ça a grandi, c’est devenu un rêve de cinéma que j’ai découvert finalement assez tard.
Mon rêve de gamin, c'était un rêve d’écriture...
Et c’est à la fois un nouveau rêve, mais c’est surtout la continuité de quelque chose. Jusque-là, ma vie, c'était de travailler avec des acteurs, de raconter des histoires et de partager des émotions avec le public. De ce point de vue là, j’ai l’impression que c’est le prolongement de ce que j’ai déjà fait. Après ce qui m’a animé dans ce projet, c'était quelque chose aussi et de purement cinématographique. C’est-à-dire de m’emparer de la grammaire du cinéma pour tenter d’être au plus proche des émotions que je cherchais.
Cineman - En parlant de cette “grammaire du cinéma” quels ont été les grands enjeux lors de l’adaptation de votre pièce?
FZ - En fait ça implique de choisir son degré de liberté. Quand on pense à adapter une pièce au cinéma, les tentations et les conseils sont toujours les mêmes. Ils consistent en général à écrire des nouvelles scènes, à ouvrir à l’extérieur, c’est-à-dire à faire des scènes qui s’éloignent du théâtre. Et dans le cadre de «The Father», j’ai pris la décision d’oser rester dans le même espace, de telle sorte que cet espace devienne un espace mental. J’ai gardé de la pièce ce qui était, en terme de narration, le principe fondamental en essayant de raconter cette histoire depuis l’intérieur, comme si le public se retrouvait projeté dans un labyrinthe d’incertitudes afin de jouer avec le sentiment de désorientation.
«Ce que je ne voulais absolument pas faire c’était filmer une pièce...»
Ce que je ne voulais absolument pas faire c’était filmer une pièce, ça ne me semblait pas très intéressant. Je voulais m’emparer de ce que seul le cinéma peut faire pour essayer d’en faire une adaptation. Par exemple, c’était tout le travail avec le décor, et c’est là-dessus que j’ai cristallisé toute ma concentration, mes plaisirs et mes rêves de cinéma. J’ai décidé de tout tourner dans un studio de sorte que je pouvais changer un mur, le déplacer, changer les proportions ou changer les couleurs en une nuit. Il fallait utiliser cet appartement comme un personnage. Au début, on est chez le personnage d’Anthony, il n’y a pas de doute, et petit à petit son appartement subit des métamorphoses. J’ai voulu qu’elles soient suffisamment discrètes et subtiles pour que l’on puisse difficilement dire ce qui s’est passé.
«C’est avant tout un espace mental...»
Je voulais jouer avec ce sentiment de désorientation pour accompagner cette narration un peu chaotique des personnages, l’appartement et sa métamorphose. Mais c’est avant tout un espace mental et c’était le terrain de jeu dans lequel moi je voulais jouer. Je ne pouvais le faire que grâce au langage et à la grammaire du cinéma. Ça ne pouvait pas se faire sur scène. C’était magique pour moi de disposer de tous ces outils.
Cineman - Aujourd’hui le rôle d’Anthony est interprète par Anthony Hopkins. En 2012, le personnage s’appelait André. Quel a été intérêt de lui faire jouer un personnage qui porte son prénom?
FZ - Alors, il y en plusieurs. D’abord, c'était une utilité pour moi-même afin de donner un peu de réalité à ce rêve (rires), et vraiment d’écrire en pensant à lui. C’était aussi important qu’il sente que c’était pour lui. Enfin la troisième utilité, c’était plus discrètement de passer un pacte avec l’acteur, sans avoir à le formuler. Puisque l’on joue avec ce qu’est la réalité et ce qu’elle n’est pas, il fallait que l’acteur soit lui-même à cet endroit d’incertitude.
«Je sentais bien qu’Anthony Hopkins n’était pas un method actor...»
C’était comme une porte qu’il suffisait de pousser pour que son propre sentiment de mortalité, ses propres angoisses, sa propre panique vis-à-vis de ce qu’est une fin de vie puissent être convoqués et surgir à l’écran. Je sentais bien qu’Anthony Hopkins n’était pas un method actor. Il m’a semblé que c’était la meilleure façon de convoquer ce qu’il y a de plus intime en lui. Et puis pour aussi emmener le public dans cet endroit d’incertitude, notamment dans la dernière scène, où il se demande quel est son prénom.
Cineman - Comment se passe d’ailleurs la rencontre avec Anthony Hopkins?
FZ - Je l’ai rencontré en 2017. Tout le monde me dissuadait de lui envoyer mon scénario. Souvent, c'est nous-même qui nous fermons les portes du possible (rires). Mais tant que lui ne m’avait pas dit que c’était impossible, alors c’était possible! J’ai envoyé le scénario par son agent et j’ai attendu de longues semaines. Un jour j’ai reçu un coup de téléphone qui disait qu’il voulait me rencontrer. J’ai pris un avion pour Los Angeles et on a petit-déjeuné ensemble. J’étais évidemment assez intimidé, car c’était une rencontre déterminante et assez magique pour moi. Mais très rapidement ça s’est situé sur un plan beaucoup plus simple et beaucoup plus humain. C’est un acteur avec tout ce que ça a d’insécurité et c’est aussi quelqu’un de très humble conjointement à l’intelligence et la finesse qu’on lui connait. L’humilité pour un acteur, c'est de servir quelque chose d’autre que lui-même. Très vite j’ai senti qu’il allait me laisser mon espace et à partir de ce moment-là, ça a été une collaboration assez douce.
«J’ai pris un avion pour Los Angeles et on a petit-déjeuné ensemble...»
Cineman - Je crois avoir entendu parler d’une passion commune pour la musique…
FZ - Oui alors le film a été décalé d’un an, un an et demi, ça a été assez long et ça nous a laissé du temps pour échanger. Souvent on parlait d’autres choses que du film d’ailleurs, et en effet on a beaucoup parlé de musique. Il en reste une trace aujourd’hui dans le film. C’est ce que je trouve beau aussi dans les processus de création, on ne sait jamais d’où viennent les choses. Pour être précis, il y a cette scène où il est en train de chantonner une chanson dans la cuisine. Pour la préparer, je lui avais demandé la chanson qu’il aimerait fredonner pour que ça lui plaise, et on a engagé un dialogue sur la musique. Et à et égard, on a découvert que l’on était tous les deux fascinés par un certain type d’opéra et notamment par cette aria de Georges Bizet: «Les pêcheurs de perles».
«Je l’utilise trois fois pour accomplir trois fois son rêve...»
Il m’a raconté que cette musique lui donne la chair de poule. Il l’avait découverte à trente ans lors d’une tournée en Angleterre. Après l’avoir entendue, il est tout de suite retourné à l’hôtel et il a rendu tout le monde fou en cherchant la mélodie à l’oreille et en la jouant pendant trois jours. Et je comprenais bien ça, car moi aussi je suis très obsessionnel. Il m’a dit qu’il avait toujours rêvé de faire un film dans lequel cette musique serait jouée. Alors je l’utilise trois fois pour accomplir trois fois son rêve, là où lui avait accompli mon rêve de faire ce film.
Cineman - Parmi bien des choses extrêmement touchantes dans le film on a, notamment dans la scène d’ouverture, ce rapport obsessionnel qu’entretient l’être humain avec sa montre et donc le temps. Comment expliquez-vous ce sentiment?
FZ - Quand on perd ses repères on a mécaniquement la tentation de s’accrocher à certains d’entre eux et le temps semble le repère le plus fiable. Même si on sait grâce à la physique quantique que c’est un leurre. Le seul truc dont on pourrait ne pas douter dans notre existence, c'est le temps alors que le temps n’existe pas (rires). Et ce paradoxe rend compte en effet du caractère terrible et insoutenable de la condition humaine.
«Je voulais que l’on soit complètement perdu...»
En même temps il y avait quelque chose de l’ordre de la blague, enfin pas de blague, mais il n’arrête pas de s’accrocher à sa montre de façon un peu obsessionnelle. Il me semble que chez les personnes âgées la crainte de la perte de prise avec le réel se cristallise toujours avec des objets. Ils ont l’impression que quelqu’un les vole, ou qu’un objet va partir. Je trouvais drôle et sympathique que ce soit autour de cet objet; objet représentatif d’un projet parce que je voulais que l’on soit complètement perdu, et que le sentiment de la chronologie soit complètement bouleversé.
Cineman - Par exemple la scène du sac dans la cuisine…
FZ - Il y a ce plan en effet. On voit Anthony dans la cuisine et il découvre un sac de courses. Il ne sait pas d’où il vient et il décide de mettre les courses dans les placards. Quelques scènes plus tard, l’appartement a changé, c’est une autre cuisine, on est censé être plus loin dans l’histoire, mais on voit Anne arriver et elle pose les même sacs au même endroit. En un plan, soudain, on a une action qui semble complètement latérale et ce qui vient après a les symptômes de ce qui vient avant. D’un coup la montre est complètement cassée.
«Je voulais que le film soit comme un puzzle...»
J’aimais jouer avec ça pour que le spectateur soudain, ne soit pas juste perdu, parce que perdre quelqu’un c’est facile, mais soit stimulé intellectuellement pour se faire son propre chemin dans la chronologie. Parce que ma conviction, c'est que les spectateurs sont intelligents, c’est le parti pris de ce film. Je ne voulais pas rendre les choses trop faciles. Je sais que si les gens on ne leur donne pas tous les éléments, ils les cherchent. Je voulais que le film soit comme un puzzle, il y a en effet des pièces qui manquent à dessein, et c’est tout le jeu de construction. Il me semble que le cerveau est obligé de lâcher prise pour comprendre l’entièreté de la trajectoire.
Cineman - À une époque ou l’on parle beaucoup de la représentation et d’inclusivité, la dernière fois que l’on a vu un film qui avait autant d’empathie pour un personnage d’un certain âge, c'était peut-être «L’Adieu» de la réalisatrice Lulu Wang; et les souvenirs sont finalement assez rares pour se demander si le cinéma en général ne manquerait pas d’empathie pour la question du grand âge.
FZ - D’une façon générale, je ne sais pas. J’ai du mal à me positionner par rapport à ça, car je ne réfléchis pas en termes de représentativité ni de panel, mais c’est vrai que l’on pourrait avoir envie de détourner les yeux de certains problèmes dans la vie en général et quand on détourne les yeux, on détourne la caméra.
«le sens d’un œuvre d’art, c'est quand même de découper un morceau du réel...»
Précisément le sens d’une œuvre d’art, c'est quand même de découper un morceau du réel, et de lui donner un éclairage particulier pour qu’il prenne un sens autre. Souvent ce que l’on a envie de découper du réel, c'est ce que l’on n’a pas envie de voir. De ce point de vue là, je trouve que ça a du sens que de s’arrêter sur cette question du grand âge.
«The Father» est à découvrir depuis le 26 mai au cinéma.
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