Critique17. Juni 2019 Theo Metais
«Être vivant et le savoir» - Quand la mort rencontre la matière
Présenté cette année à Cannes en sélection officielle « hors compétition », «Être vivant et le savoir» devait être le passage au cinéma du roman «Tout s’est bien passé» d’Emmanuèle Bernheim. Une adaptation, une collaboration, une romance amicale à l’unisson. Réalisé par Alain Cavalier, le projet est chamboulé quand la maladie s’en mêle.
En 2013, l’écrivaine Emmanuèle Bernheim racontait, dans «Tout s'est bien passé», la mort assistée de son père, l’esthète et collectionneur d’art André Bernheim, qui but un breuvage létal en Suisse. «Tout s'est bien passé, a dit une voix au téléphone. Alors votre père était de bonne humeur, il a bu sa première potion, et puis la deuxième, il l'a trouvée amère, il a dit qu'il aimait mieux le champagne.»… Dans «Être vivant et le savoir», le livre est omniprésent. Elle et Alain Cavalier travaillaient à un scénario pour porter le roman à l’écran. Il s’était proposé d'interpréter son père, mais en chemin l’auteure est frappée par la maladie.
« Est-ce ainsi que les Hommes vivent ? » Un jour, elle lui sert une tasse de café chaud, chez elle, accompagnée de quelques noix, le lendemain, ils se retrouvent en séance de chimiothérapie. Quand Emmanuèle Bernheim est frappée par un cancer du poumon, le projet du film est un temps repoussé. Alain Cavalier poursuit néanmoins son projet de film, caméscope à la main. Il compose un nouveau métrage, dans l'immédiateté, captant l’éphémère, l'irrationnel, le temps et la mort.
Cavalier filme le processus de transition, d’accompagnement, médical, amical, pendu au téléphone...
Né de la collaboration avec son producteur Michel Seydoux, «Être vivant et le savoir» sera symbolique, organique, à la fois art brut et naïf. Le cinéaste accompagne son Emmanuèle prise dans une mauvaise bourrasque de vent. Cavalier filme le processus de transition, d’accompagnement, médical, amical, pendu au téléphone et au silence de la distance qui les sépare, parfois. À l’orée d’Agnès Varda, Alain Cavalier met en scène des courges en décomposition ; des natures mortes christiques dans lesquelles il y allonge des corps de bois. L’homme réfléchit hors-champ, des pensées émouvantes aux mots élégants : «le premier jasmin de ma courette sera pour toi» lui dira-t-il alors qu’une bougie s’est éteinte.
L’ange Cavalier trouve des illustrations, vivantes : un Christ de perles, une statuette, une mouche ou une citrouille périssable. La mort et le temps rencontrent la matière et deviennent tangibles. Mise en abyme de l’existence (à l’image de ce pigeon qui se regarde sur son écran d’ordinateur), Cavalier parle aussi de cette autre amie en ouverture, Anne. Pour elle aussi « tout s’est bien passé ». Deux amies, deux envols, Alain Cavalier filme le départ, l’érosion des corps, des émotions, et questionne au passage l’Art et le rôle du cinéaste. «Être vivant et le savoir» résulte de cette volonté primitive de placer l’être aimé au chaud de la terre. Une sépulture pour cristalliser ses Madeleines dans un écrin d’éternité. À la recherche du temps perdu, alors «Il suffit d’allumer l’écran pour lui dire bonjour.».
En bref !
Assez inexplicable, déroutant, «Être vivant et le savoir» est un film composé sur le tard, dans une brèche percée par le cancer. Un film brut, symbolique, raconté en hors-champ. Ce qui devait être l’adaptation d’un roman deviendra une œuvre organique et poétique sur le passage et la mémoire.
3,5/5 ★
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