Interview20. Dezember 2022 Cineman Redaktion
7 citations d’Albert Serra pour comprendre «Pacifiction» (ou pas)
Alors qu’il était venu présenter son film au dernier GIFF (Geneva International Film Festival), le dandy catalan est revenu notamment sur la performance de Benoît Magimel, sur son processus de tournage et sur le choix de la Polynésie française. Retour en sept points sur les temps forts de cet échange avec son public.
(Un article de Kilian Junker)
1 - «Gauguin, Stevenson et une harmonie totale entre les êtres humains et la nature. Mon défi c'était de créer un sujet narratif avec ça»
Chaque plan de «Pacifiction» est empreint de son lieu de tournage : la Polynésie française. Albert Serra avoue avoir fait beaucoup de repérage, concédant qu’«il n’y a plus de paradis sur Terre». S’il choisit Tahiti, c'était pour cette idylle d’harmonie reflétée comme il le dit lui-même par les récits de Stevenson ou les peintures de Gauguin.
Mais de ces paysages et de ces ambiances, Serra veut créer un sujet. Une narration, mais «détachée du scénario, de la dramaturgie. Une réverbération des images». En le faisant, il avoue ne penser qu’à «faire un objet formel». Il fallait «aller très loin dans les clichés» dit-il. «Les visuels sont artificiels : on ne voit jamais des couchers de soleils rosés. Là, ils sont rosés». Du pur artifice donc. Pourtant, en cours de tournage, il se rend compte que son film se voile d’un côté «visionnaire, peut-être anticipatoire».
2 - «La perception du monde contemporain est assez proche de la narration du film : on est tous comme des aveugles»
«Cette opacité du grand pouvoir politique. C’est un sujet qui nous interpelle tous», dont Serra, qui en sera obsédé durant la réalisation du film. Il le tourne à l’image du monde contemporain : «abstrait et confus». Mais ce n’est pas la théorie qui intéresse le réalisateur : «Moi, je n’ai rien à dire, je ne sais rien du colonialisme, du capitalisme».
En revanche, utiliser «l’interposition» des images pour évoquer ces sujets, c’est cela qui l’intéresse. Albert Serra en conteur du monde moderne donc, qui aime bien s’en moquer. «Le film a un côté farce.» Il n’est pas certain, en effet, que le public ne comprenne toujours les images qu’il est train de voir. Il qualifie d’ailleurs lui-même le sujet de «complètement absurde». Pourtant, à partir de ses images, il crée une véritable tension. Une atmosphère vénéneuse qui contamine tous les plans. «Quelle partie de cette farce est visionnaire ?», demande-t-il. Voilà la vraie question. «C’est ça qui nous inquiète. Même moi !».
3 - «J’ai été chanceux, le nucléaire est devenu à la mode»
«Quand j’ai écrit le scénario, le nucléaire était oublié». Pourtant, inséré dans une «histoire sombre, dans un paradis perdu, le nucléaire donne une poésie qui se gorge d’un sens abstrait et séduisant du point-de-vue esthétique». Le cinéaste concède même avoir recherché des images d’archives d’essais nucléaires militaires en Polynésie française, «on a même demandé les droits !». Avant de se rendre compte «qu’on n’avait pas besoin de ça». L’imagerie que le film déployait était suffisamment puissante. Son ambiguïté aussi.
4 - «Le cinéma contemporain peut être exigeant, non pas en réduisant la complexité, mais en l’acceptant»
Exigeant, voilà comment beaucoup définissent le cinéma de Serra. Une complexité qui lui plaît, mais qui n’est pas adaptée à tous les publics. «C’est assez bizarre. Il y a au cinéma des degrés d’ambiguïté qu’on ne peut pas accepter ailleurs. C’est quelque chose qu’on ne met pas sur les plateformes ou à la télé», là où le spectateur «change de programme quand il ne comprend pas». Mais dans la salle, tout est différent : «Tu ne vas pas partir. C’est absurde !», scande-t-il. «Tu sais d’avance que le film dure deux heures quarante-cinq, mais tu es venu pour accepter la loi du film».
Et à l’assistance d’admettre qu’elle puisse ne pas tout comprendre. Qu’il n’y ait pas forcément de solution. Qu’il y ait «des moments d’anticlimax» qu’il nous faut accepter. «Le film va te torturer à sa manière» poursuit le cinéaste, «et il va y aller à fond avec ses propres questions». Quelle en serait l’alternative? «Consommer des bêtises tout le temps ?», demande-t-il. «C’est stupide !». Avant d’égratigner les séries et une partie du cinéma qui «essaient de fixer la signification de l’image». Mais comment faire naître ce degré de complexité ? Il l’explique volontiers à travers plusieurs anecdotes de tournage.
5 - «Le film est le résultat d’une construction qu’on ne peut pas prévoir, qu’on ne pourrait même pas imaginer»
Et «Pacifiction», c’est exactement ça. Serra posé en marionnettiste, piquant ses acteurs dans un jeu cruel, sous les yeux des trois objectifs du réalisateur. Un dispositif relativement simple qu’il reprend de film en film. Exit l’encombrement matériel : «Je tourne avec trois caméras. Des Blackmagic Pocket, pour 2500 euros», et une équipe réduite. «Ces caméras sont là pour capter des choses de l’extrême tension que l’on met dans les acteurs et que l’on ne peut pas voir durant le tournage».
Des images que Serra ne revisionnera d’ailleurs pas jusqu’au montage, où il se retrouve avec 540 heures de rush et quelques surprises : durant 45 minutes d’une scène importante, Magimel tient ses jumelles à l’envers. «Qu’est-ce qu’on va faire ?» nous dit-il, «La scène est géniale, mais doit-on la jeter à la poubelle ?». C’est sans compter sur l’inventivité du réalisateur qui transforme cette erreur grâce à la postproduction. «Ils ont mis des boutons verts et un bruitage. Des effets spéciaux complètement artificiels, inventés. Mais ça marche très bien. Ça donne une sensation de high-tech militaire». Voilà un exemple anecdotique, mais concret, du stochastique qui s’invite dans «Pacifiction» pour le densifier de l’intérieur.
6 - «La façon de jouer de Magimel est incroyable»
Outre l’anecdote des jumelles ou encore celle du costume sur mesure de Magimel qui ne lui ira plus au moment du tournage – faute à quelques kilos pris entre temps – Serra souhaitait spécifiquement faire tourner cet acteur. Il le qualifie de «rock’n’roll» : «Il arrivait toujours avec trois heures de retard», mais «disait oui à tout». Serra comprit d’ailleurs assez vite qu’il n’avait pas lu le scénario.
Magimel, confie-t-il, «ne savait absolument rien de ce qu’était son personnage, de ses interlocuteurs, de ce qui se passe et combien de temps ça dure. Il ne savait rien !». Ce qui arrangea bien le réalisateur, qui pouvait ainsi en son absence préparer les autres acteurs à le pousser dans ses retranchements les plus extrêmes. Alors muni d’une oreillette, Magimel «répétait les phrases. Et il comprenait la situation au fur et à mesure» avant de poursuivre «tout était dans une vulnérabilité totale».
7 - «Même dans la fiction, il ne me parle pas comme ça !»
Albert Serra raconte une scène où, grâce aux retards récurrents de Magimel, il avait pu briefer tout le reste de l’équipe et donner, à son insu, l’oreillette à l’interlocuteur de l’acteur principal. Dans la scène, Magimel devait lui répondre, «mais il n’avait pas les ressources en tant qu’acteur». Le cinéaste poursuit «Les caméras tournent, je ne dis rien. Et le type [l’interlocuteur de Magimel dans la scène] l’agresse d’une façon raffinée. Et évidemment, il ne peut pas réagir».
«Il ne comprenait pas» confie Serra. «En tant qu’acteur, il ne savait pas quoi dire. Soudainement la scène se finit et Magimel vient vers moi. Il me pointe du doigt et dit [au sujet de son interlocuteur toujours] : même dans la fiction, il ne me parle pas comme ça. Même pas dans la fiction !». Voilà comment Serra, en bon marionnettiste, arrive à utiliser la vanité même de son acteur pour insuffler de l’impuissance dans son jeu.
Voilà quelques reflets de la généreuse intervention d’Albert Serra qui tint réveillé plus d’une heure trente le Cinérama Empire de Genève lors de sa projection évènement lors du dernier GIFF.
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