Interview2. Mai 2022 Cineman Redaktion
Entretien avec Mano Khalil : « Les films sont une affaire de sentiments »
À l’occasion de la sortie de son nouveau film «Voisins», le réalisateur kurdo-suisse Mano Khalil s’est confié sur son enfance, son exil vers la Suisse, le statut de réfugié, l’importance de l’éducation et la symbolique de son film. Rencontre avec un cinéaste rare et engagé.
(Interview réalisée le 31 mars 2022. Propos recueillis et traduits de l’anglais par Eleo Billet)
Vous êtes principalement connu en Suisse pour vos documentaires comme «Notre Jardin d’Eden» et «L’Apiculteur» et vous n’aviez, jusqu’à présent, réalisé qu’un seul long-métrage de fiction, «L’hirondelle». Pourtant, votre nouveau film, «Voisins», le plus ambitieux de vos projets de par son histoire et sa mise en scène, est une fiction. Comment s’est effectué le passage d’un genre de film à l’autre ?
Mano Khalil : En réalité, mes études portaient sur la réalisation de films de fiction lorsque je vivais en Tchécoslovaquie. À l’Academic Film School de Tchécoslovaquie (en actuelle Slovaquie), il y avait deux voies : l’une pour les documentaires, l’autre pour les films de fiction, que j’ai choisie. Pour cette école, j’ai dû réaliser chaque année des courts-métrages de fiction. À cette époque, j’espérais encore retourner dans mon pays, le Kurdistan, pour y faire des films. J’adorais également écrire des histoires et des scénarios. Malheureusement, une fois mes études terminées, je n’ai eu le temps de faire qu’un film avant de devoir quitter ma patrie et fuir en Suisse.
Comment avez-vous vécu ce changement ?
Au début, lorsque vous arrivez comme réfugié, vous n’êtes rien d’autre qu’un numéro. Et lorsque vous voulez exercer votre profession d’artiste, personne ne vous croit, ne vous prend au sérieux ou prend soin de vous, car un numéro ne peut pas être un artiste. Un numéro peut laver la vaisselle, être chauffeur de taxi ou livreur d’un fastfood. Aussi, vous devez d’abord consacrer la majorité de votre temps et votre énergie à faire vos preuves dans le nouveau pays, pour passer du statut de numéro à celui d'être humain ; et ensuite, s'il vous reste un peu d'énergie, vous pouvez essayer d'exercer votre profession. Dans mon cas, ici en Suisse, j'ai perdu dix ans de ma vie juste pour m'établir et revenir à mon travail de cinéaste. Par ailleurs, les documentaires sont plus faciles à réaliser que les films de fiction, que ce soit en termes d'argent, d'organisation ou d'équipe. Puis j'ai eu du succès avec mes films comme L’Apiculteur. Mais je n'ai pas abandonné la fiction. J'ai donc réalisé L’hirondelle, puis cette nouvelle œuvre, Voisins.
Il faut donner une chance au respect et à l'amour pour garantir une société bienveillante et sûre.
Quel regard portez-vous sur le milieu cinématographique suisse ?
Vous savez, l'industrie cinématographique est un environnement particulier, car il est difficile d'y entrer et d'y travailler. Ce n'est pas un secteur où vous avez des horaires fixes et où vous rencontrez vos collègues pour le déjeuner. Même une fois que vous y êtes entré, vous n'êtes pas sûr de pouvoir continuer à y travailler. Bien sûr, beaucoup de gens trouvent que c’est trop que quelqu'un comme moi, qui était un numéro, soit maintenant un être humain et également un réalisateur de films. D’autres voix diront : « Il ne devrait faire que des films sociaux sur les réfugiés, sur l'immigration. » Selon eux, un réfugié qui était un numéro et que nous avons maintenant accepté comme un être humain ne peut absolument pas être quelqu'un comme Andrei Tarkovski ou Quentin Tarantino. Il n'est donc pas aisé de briser cette frontière, de franchir ces murs et ces "monstres" que vous avez affrontés et de quitter cette place assignée de force. Montrer à ces gens que, même avec votre nom de famille, vous pouvez être meilleur qu’eux, sera alors perçu comme impoli et vous sera reproché. Vous ne serez accepté que si vous respectez les limites derrière lesquelles l’autre vous a mis... et parfois je ne connais pas ces frontières, pour mon plus grand bonheur.
Dans votre film «Voisins», le rêve du protagoniste Sero, âgé de six ans, est d'avoir une télévision pour regarder des dessins animés. Il aime aussi peindre et nous voyons l'impact de l'art sur sa vie et sur celle des autres. L'art avait-il une telle importance pour vous aussi, déjà dans votre enfance ?
MK : Absolument. Tous les enfants de ce monde sont pareils. Bien sûr, je rêvais d'une télévision et de jouer à des jeux stupides avec mes amis. Je voulais vivre mon enfance. Mais d'une certaine manière, quelqu'un a dressé des murs devant moi. Et cela s'est reproduit, comme je l'ai dit, à mes débuts en tant que réalisateur. Sero, comme moi, ne rêvait que d'être un enfant, mais un autre a brisé ses rêves et a voulu l'élever comme un futur soldat au service d'un dictateur.
Vers la fin du film, Sero commet également des actes de violence et de haine qui deviennent son quotidien. De quelle manière souhaitiez-vous saisir cela, surtout avec un personnage aussi jeune ?
MK : Je voulais montrer comment l'éducation pouvait conduire une personne normale et innocente à des actes comme le meurtre. Montrer son importance dans nos vies, dans notre construction, qu'elle soit familiale, scolaire ou politique. L'éducation n'est pas quelque chose avec laquelle on naît, même le respect des autres doit être appris. Alors si vous plantez la haine, vous récoltez la mort. Ceci est représentatif de la situation en Syrie aujourd'hui. Des voisins s'entretuent. Cette violence a été enseignée dès l'enfance. D'abord, on apprend aux enfants à décapiter des poupées, et quand ils sont grands, ils doivent tuer de vraies personnes. C'est pourquoi il faut donner une chance au respect et à l'amour pour garantir une société bienveillante et sûre.
La question de l'éducation va encore plus loin dans votre film, puisque Sero se retrouve déchiré entre ce qu'il apprend à l'école de son professeur antisémite et anti-kurde, et l'éducation qu'il reçoit de sa famille, ainsi que l'amour qu'il porte à ses voisins juifs.
MK : Oui, cela vient de mon histoire. Quand nous étions enfants, nous menions deux vies. L'une était avec notre famille et son enseignement du respect de la nature et des autres. L'autre vie venait de l'école et nous savions, grâce à l'éducation de nos parents, que ce qui y était dit n'avait rien à voir avec la réalité. À la maison, ma mère me parlait en kurde, à l'école ils me frappaient si je le parlais. Il fallait donc trouver un équilibre entre un monde d'obscurité et de brutalité, et un monde de lumière, au bout du tunnel. Dans le cas de Sero, comme dans le mien, nous avons dû comprendre que cette vie en prison n'était que de courte durée. Et nous avons réussi à survivre grâce à notre famille, qui a servi d'anti-poison au fascisme.
Lorsque vous arrivez comme réfugié, vous n’êtes rien d’autre qu’un numéro.
D'un point de vue plus technique, comment avez-vous tourné avec les jeunes acteurs, d'autant que les sujets abordés tels que la mort, le deuil et l'endoctrinement sont difficiles ?
MK : Lorsque nous avons commencé à tourner, l'acteur qui joue Sero, Serhed Khalil, avait cinq ans et demi. Il ne savait pas encore lire et n'a donc jamais lu le scénario. Il a appris son rôle scène par scène et n'a jamais su de quoi parlait le film. Même les séquences les plus difficiles étaient pour lui un jeu. Nous avons travaillé avec un chat dans le film, et le chat ne savait pas ce qui se passait, c'était la même chose qu'avec les enfants. Le film et l'émotion sont nés sur la table de montage, mais jusque-là, ce n'était qu'un enfant qui répondait à des instructions de jeu sans en comprendre les implications.
Sero est un petit garçon comme vous l'étiez.
MK : J'ai aussi pensé à faire de Sero une fille, mais puisqu’il me représente en tant qu'enfant, j'ai gardé un petit garçon.
Vous ne vous êtes pas uniquement concentré sur sa vie, mais aussi sur celle de ses proches, en particulier des femmes qui l'entourent et qui sont confrontées à des difficultés différentes des siennes. Par exemple, sa tante qui est battue parce que son mari la croit stérile.
MK : Il était primordial pour moi de représenter cette petite mosaïque de la vie telle que je l'ai connue. De montrer qui sont ces gens, comment ils vivent. Les parents de Sero sont aimants l'un envers l'autre et envers leur fils. Mais il y a d'autres facettes du miroir, comme son oncle qui bat sa femme. Ce sont les mêmes situations qu'en Suisse. Je ne voulais pas que mes personnages soient des anges, il fallait que je sois proche de la réalité. Mais mon but n'était pas d'enseigner ce qui est moral ou non. Je me contente de montrer mon travail et d'en discuter. En tant que cinéaste, je veux aussi changer la vie des gens de manière positive. Je ne suis pas un prophète, je partage simplement mes histoires.
Qu'en est-il de l'avenir du film ? Avez-vous l'intention de le projeter au Kurdistan syrien, irakien ?
MK : Oui, c'est très important pour moi. Le film n'est pas seulement destiné au public européen. Il a déjà été présenté dans des dizaines de festivals à travers le monde et le sera jusqu'à la fin de l'année. Il a également reçu de nombreux prix. Ce que j'aimerais faire, c'est montrer le film en Turquie et au Kurdistan, pour que les gens aient une représentation de ce qu'ils ont vécu, de ce que leurs voisins ont vécu et de ce qu'ils leur ont fait. Parce qu'en tant qu'êtres humains, nous avons tendance à rejeter toute la faute sur les autres sans faire notre autocritique. Mais en montrant ces histoires, nous pouvons amener les gens à se dire : "Peut-être que j'ai tort. Peut-être que je fais du mal aux autres. Alors, quelle est ma responsabilité dans ce conflit ?" C'est ainsi que nous pouvons trouver des solutions.
En parlant de mon public, j'adore observer les spectateurs dans la salle de cinéma et leurs réactions à mes films. Pour moi, les films sont une affaire de sentiments, ce qui touche le cœur des gens, et je travaille principalement avec les émotions, c'est de l'art pour moi. En partageant vos émotions, vous gagnez le respect de l'autre, c'est tout. C'est pourquoi je fais des documentaires et des films de fiction et que je continuerai à en faire.
Bande-annonce
Plus d'informations sur le film «Voisins» de Mano Khalil ici
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