Interview5. April 2023

Jenna Hasse sur «L'amour du monde» : «Allaman est un territoire de cinéma, c’est le territoire de Godard»

Jenna Hasse sur «L'amour du monde» :  «Allaman est un territoire de cinéma, c’est le territoire de Godard»
© Vinca Film GmbH

Rencontrée au Festival de Berlin à l’occasion de la présentation de son premier long-métrage, la réalisatrice Jenna Hasse nous a accordé une interview pour parler de son cinéma, de la Nouvelle Vague, de Charles Ferdinand Ramuz, de ses racines, et de la complexité de faire un premier film. Rencontre.

(Propos recueillis et mis en forme par Théo Metais)

Envoyée dans un foyer sur les bords du Lac Léman, une jeune adolescente, Margaux, se révèle à elle-même. Elle rencontre un jeune pêcheur qui rêve d’Indonésie et Juliette, une enfant turbulente. De cet éveil, la cinéaste Jenna Hasse en fait un film poétique et contemplatif. «L'Amour du monde», à découvrir au cinéma dès le 5 avril, est un film d’une infinie tendresse pour ses personnages. Présenté en février dernier au prestigieux Festival de Berlin, nous l’avions rencontrée le lendemain de sa grande première au Zoo Palast.

Cineman : Jenna Hasse, comment est née l’histoire de cette jeune Margaux ?

Jenna Hasse : En fait, Clarisse Moussa, qui interprète Margaux, jouait déjà dans mon premier court-métrage il y a 9 ans (ndlr: «An août»), et moi, j’avais joué Margaux dans «Soltar» mon deuxième court-métrage. Il y a un peu une suite des personnages. Mais finalement, c'est un mélange de plein de choses. Je me suis inspirée d’un roman de Charles Ferdinand Ramuz qui raconte l’arrivée du cinéma dans un petit village des années 20. Et le personnage de Thérèse, une jeune ado tenue par son père, m’a fasciné. C’est une rebelle, elle veut partir. Margaux est née de là.

J’ai aussi placé le film dans les territoires de mon adolescence. J’avais envie d’explorer le désir de partir, et de parler des premiers désirs, le désir pour cet homme. Margaux est aussi à ce moment où elle n’est pas encore très définie, perméable à énormément de choses, et cela lui permet de découvrir le monde des pêcheurs, le monde de cette école internationale, le monde du foyer et le monde de son père qui est un immigré et qui travaille dans une banque. C’est par la perméabilité de Margaux que l’on peut traverser ces mondes-là.

Tout comme toi, Margaux est née à Lisbonne et le film montre son rapport finalement complexe avec cet héritage portugais. Dans quelle mesure t’es tu racontée au travers de ce personnage?

JH : Je m'inspire énormément de ma propre histoire. Margaux pourrait être ma sœur ou moi-même, et le personnage du père est inspiré de mon père tout en étant quelqu’un d’autre. Mais oui, je suis portugaise, je suis née au Portugal et après j'ai grandi en Suisse. Je suis donc binationale, mais je me rends compte à quel point le Portugal est le premier pays dont j’ai foulé le sol. Ma mère, pour apprendre la langue de mon père, chantait des chansons en brésilien. C’est la langue qui m'a bercée. Le parcours de Margaux et le parcours de mon père en Suisse infusent énormément dans le film.

Jenna Hasse sur «L'amour du monde» :  «Allaman est un territoire de cinéma, c’est le territoire de Godard»
«L'amour du monde» © Vinca Film GmbH

Comment expliques-tu ce désir d’évasion au milieu d’un paysage estival aussi idyllique que le Lac Léman?

JH : Effectivement, c’est le grand paradoxe de Margaux. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche. L’Indonésie, c'est tellement loin que cela en devient abstrait. Il y a aussi l’envie de parler de cet attrait pour l’exotisme. D’ailleurs, le tableau que je filme, c’est un tableau d’Henry Rousseau à l’époque des colonies françaises. Henry Rousseau était un peintre primitif qui a beaucoup inspiré Picasso et qui a dessiné ce qu’étaient les colonies à l’époque. Mais il ne s’inspirait que des jardins des expositions universelles à Paris. Il n’est d’ailleurs jamais sorti de Paris. Il y a aussi l’envie de critiquer ceci. Margaux cherche le voyage, mais c'est aussi un mélange de désir avec cet homme. Les paysages idylliques étaient une manière de dire : arrête de chercher ailleurs.

D’où est venu le choix de cette caméra très contemplative pour observer tes personnages? Était-ce par souci d’économie à l’écriture, ou plutôt pour essayer de raconter quelque chose de leurs états d’âme?

JH : Je ne sais pas. Je suis fascinée par les visages, je suis fascinée par tout ce qui passe dans la vie entre les gens et par tout ce qui n’est pas dit. Le langage est à la fois extrêmement nécessaire, pour nous aider à survivre et à communiquer, et en même temps, il y a des choses sur lesquelles ont ne peut mettre des mots. Je crois que le cinéma est l’un des arts qui permet de parler de ça. Dans la vie, souvent la parole est empêchée, et au cinéma, il y a une envie de rendre et de redonner de la force à ce qui n’est pas dit. Je n'arrive pas à écrire des scènes où les gens s’engueulent frontalement. Un ami m’avait dit un jour, c’est marrant dans tes films, tout est beau, tout est sublime et en même temps, il s’y passe des choses terribles.

C’est d’ailleurs à l’orée du réalisme magique que tu conclus ton film, avec l’apparition de ce magique héron. D’où vient cette fin?

JH : Pour écrire mes films, je vais beaucoup dans les lieux. Je confronte mon écriture au terrain et j’ai passé quatre étés avec les pêcheurs d’Allaman. Le héron est un oiseau qui crie véritablement comme ça et les pêcheurs l’appellent vraiment le dinosaure. Un pêcheur m’expliquait que le matin, lorsqu’il traverse la forêt d’Allaman, que l’on voit dans le film, il panique. Et un des pêcheurs était parti en Indonésie. Je me suis donc inspirée de tout ça, et en faisant des recherches sur l’Indonésie, j’ai découvert une histoire. Quand les communistes ont été massacrés, une colonie de héron s’est installée dans un petit village dans lequel il y a eu beaucoup de victimes. C’est à Petulu, dans les environs de Bali. Aujourd’hui, c’est devenu une attraction touristique, mais à l’époque, les gens ont pensé que c'étaient leurs âmes réincarnées qui étaient revenues.

«L'amour du monde» © Vinca Film GmbH

Quand tu entames un film, est-ce que tu as des références cinématographiques particulières?

JH : Alors pour te dire la vérité, des références, j’en ai plein (rires). Il faut savoir qu’Allaman est un territoire de cinéma. C’est le territoire de Godard et dans les années 60, toute la Nouvelle Vague suisse a tourné des films là-bas. Dont «Adam et Eve» de Michel Soutter qui est l’histoire d’un pêcheur et qui est aussi complètement et fidèlement adapté de Ramuz, à l’inverse de mon film qui part ailleurs.

Les pêcheurs d’Allaman connaissent les cinéastes. Ils ont tous bossé avec les mecs dans les années 60/70. Je suis fan de la Nouvelle Vague, entre autre, mais pas que, mais il y a clairement Truffaut, Agnès Varda. Ou encore des cinéastes plus contemporains, comme Miguel Gomes, un réalisateur portugais. Pour ce film, je me suis inspiré de tout le travail photographique de Claire Mathon, directrice de la photographie, notamment sur «L'Inconnu du lac». Et puis, le cinéaste coréen Lee Chang-dong, aussi, mais il y a toujours une différence entre les gens que l’on aime et ce que l’on fait.

Ça veut dire quoi faire un premier film aujourd’hui en Suisse? Quels ont été les contraintes et tes challenges?

JH : C’est extrêmement long. Mais j’ai été soutenue en 2017 par la société suisse des auteurs, donc j’ai eu une bourse. Heureusement ! Mais ça a été un peu chaotique parce que l’on n'a pas eu l’office fédéral de la culture. Ce film a été fait avec un budget de, je ne sais plus exactement, mais d’1 million. Et j’ai eu quatre semaines et demie de tournage. Je crois que personne en Suisse aujourd'hui n’a fait un premier long-métrage en aussi peu de temps. C’est parce que je n’ai pas eu tous les fonds. J’ai commencé à écrire en 2017, commencé à financer en 2019, et on a eu l’argent en juillet 2021, à deux mois du tournage. On se tape la tête contre les murs. On écrit un scénario et on te dit que ton scénario n’est pas assez ceci, n’est pas assez cela, il n'y a pas assez de conflit, pas assez de violence…

Ce sont des retours qui viennent de qui par exemple?

JH : Ce sont des retours de l’office fédéral de la culture, de ciné forum, de jurys composés de personnes qui font du cinéma. Et c’est normal, la compétition est rude. Mais c’est dommage, j’ai fait des courts-métrages qui ont été dans des festivals internationaux.

Et à Cannes notamment…

JH : Oui, et je trouve ça difficile qu’après avoir fait ces courts-métrages, alors que je n’ai même pas fait d’études de réalisation, il faille toujours justifier son écriture. J’aurais trouvé ça sympa de pouvoir faire assez rapidement faire un long-métrage. Mais le système n’est pas fait comme ça. Tout se base sur le scénario. Le scénario est devenu le roi. Il est important, c’est vrai, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi des gens qui font un parcours. Quand je vois la génération autour de moi, oui, il faut des scénaristes, mais on est aussi des metteurs en scène.

Le cinéma n’est pas un roman. Le cinéma, ce sont des personnes qui en rassemblent d’autres sur un plateau et qui réunissent des arts ensemble. Il faut accompagner les auteurs. Les festivals font ça, mais les fonds ont de la peine. Parfois, on est jugé par des gens qui ne sont pas de la même génération alors que «l’intergénérationnalité» c’est hyper important. Il faut des gens entre 25 et 35 ans dans les commissions pour que nos histoires soient reçues. J’en ai marre que l’on me dise “il n'y a pas de conflit dans tes films”, “c’est un personnage indolent”. Mais non, je ne vais pas leur donner de la violence, je suis désolée.

C’est un constat propre à la Suisse Romande ou plus général?

JH : Je pense que c’est dans le cinéma en général. Il y a quelque chose à réinventer en terme de financement. On n’est plus dans les années 60, pendant la Nouvelle Vague où on tournait si vite. C'étaient beaucoup des hommes, c’est vrai, mais ils étaient nombreux à arriver à faire un film. Il y a quelque chose à repenser. Je ne suis pas en train de me plaindre, c’est juste que c’est un territoire très riche pour réfléchir à plein de choses.

Plus d'informations sur «L'Amour du monde».

Au cinéma à partir du 5 avril.

Bande-annonce de «L'amour du monde»

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