Interview14. November 2022 Theo Metais
Ruben Östlund sur «Sans filtre» - «Faire un film complètement sauvage avec du contenu, c’est possible»
Il a signé certainement l’un des grands films de l’année 2022, une satire jubilatoire palmée d’or à Cannes et qui déconstruit la beauté pour en faire une «monnaie d’échange». Dans un entretien, Ruben Östlund s’est confié à nous en toute sincérité sur «Sans filtre» et ses références, de Michael Haneke aux Monty Python, et sur l’importance du public.
(Propos recueillis et mis en forme par Théo Metais)
En salles depuis le 28 septembre en Suisse romande, «Sans filtre» aura marqué 2022 d'une pierre blanche. Pour sa verve, son esthétique et son insolence au cœur d’une variation sur l’industrie de la mode et les régents de ce monde, si la critique est acerbe, la poésie l’est tout autant. Récompensé de la Palme d’or à Cannes, «Sans filtre» («Triangle of Sadness» en VO) est un film au contenu explicite, et à la morale cinglante. Ruben Östlund réussit l’exploit d’en livrer une expérience particulièrement jouissive.
Cineman : Ruben Östlund, d’où vous est venue l’idée pour «Sans filtre»?
RÖ : J’ai voulu analyser la notion de beauté comme monnaie d’échange. Personne ne naît fondamentalement «beau», néanmoins ceci peut devenir la garantie de votre ascension sociale. Ce qui m’a aussi intéressé, c’est d’observer ces notions au travers d’un mannequin homme, très certainement aussi pour se faire le miroir de ce que les femmes endurent dans cette profession.
Le comportement des personnages et tout ce qui leur arrive dans le film est lié à leurs situations financières et leurs conditions sociales. Abigail, la femme de ménage, prend probablement, à la fin, des décisions au regard de son statut et non en fonction de ce qu'elle est en tant que personne. Et puis c’est aussi une observation vis-à-vis de notre époque. Nous sommes obsédés par l’individu au point de constamment porter un jugement de valeur sur les actions individuelles au lieu de regarder le contexte, et les situations qui induisent ces comportements.
Vous organisez de nombreuses projections test pour jauger vos films. En quoi sont-elles importantes?
RÖ : Ce que je souhaite avant tout , c’est que le film fonctionne collectivement auprès d’un public en salle. Et si je m’assoie seul devant mon écran pour monter le film moi-même, c’est une toute autre dynamique. Ce n’est qu’en regardant le film avec un public que tu peux sentir si les gens sont attentifs, s’ils abandonnent, si une scène est trop courte ou au contraire trop longue. C’est pour ça que j’organise ces projections. Et quand je sens que le public est dans le film du début à la fin, alors je comprends qu’enfin j’ai trouvé le rythme approprié.
Il y a souvent un écart entre les films primés en festival, à Cannes par exemple, et leur réception en salles. Quel regard portez-vous là-dessus?
RÖ : En ce qui me concerne, j’ai envie de créer des films qui demandent aux gens de sortir de chez eux pour aller au cinéma. Depuis «Force Majeure», j’ai toujours privilégié des environnements attrayants pour raconter mes histoires : une station de ski, le monde de l’art pour «The Square» ou le monde de la mode et une île luxuriante ici. En réalité, je ne fais que spéculer autour de ces thèmes.
La maladie du cinéma d’art et d’essai européen, c'est que lorsque l’on obtient des financements qui viennent des États-Unis, on est économiquement viables. On n'a pas besoin de pousser jusqu'au bout. Si tu regardes le cinéma américain, lorsque le public ne s’y retrouve pas tu perds ton boulot. La pression économique les rend complètement dépendant de l’opinion du public, c’est vital pour eux. Le cinéma européen est devenu un peu comme du cinéma d’art et d’essai qui essaye de parler de sujets pertinents. Je pense qu’il est n'est pas grave de créer des films qui s’inspirent d’une tradition plutôt américaine, tout en gardant une tradition européenne. Autrement dit, faire un film complètement sauvage avec du contenu, c’est possible.
Parmi les pièces maîtresses du film, il y a évidemment la scène magistrale du diner du capitaine sur le yacht. Quels ont été les défis techniques à la réalisation?
RÖ : Nous avions tout l’intérieur du yacht sur une structure qui se balançait jusqu’à 20 degrés et tout le reste, c'était du fond bleu. Et alors c’était un peu absurde de faire ça, parce que la structure faisait énormément de bruit et il a fallu la rendre la plus silencieuse possible pour tourner les dialogues. En tant que réalisateur, je voulais avoir le contrôle total de la scène. Je voulais que tout bouge à tel point que même l’équipe technique du film a dû prendre des pilules anti mal de mer (rires). Les gens étaient aussi malades sur le plateau. (rires) C’était une partie très dure du tournage.
Vous aviez des références en tête pour cette scène?
RÖ : J’ai voulu aller bien au-delà de ce que le public pouvait attendre de moi. J’avais envie de pousser le truc puissance 10, sinon ça n’aurait servi à rien. J’ai notamment regardé «The Meaning of Life» des Monty Python avec une scène absolument classique, et aussi des films sur le monde de la mode, comme le film de Robert Altman «Prêt-à-Porter». Alors, j'avais quelques références, c'est vrai, mais ce que j’aime particulièrement, c'est regarder le film avec un public pour mieux saisir son impact et sa dynamique.
«Sans filtre» est composé en trois chapitres. Ce n’est pas une première pour vous. D’où vient cette idée?
RÖ : En école de cinéma, j’avais été très inspiré par le film «Code Unknown» de Michael Haneke et la manière qu’il avait de s’autoriser à créer une narration fragmentée, au cœur d’un schéma qui prend tout son sens à la fin. Ce qui m’intéresse, c’est aussi de créer des scènes qui soient suffisamment impactantes pour que, même une fois retirées de l’ensemble, elles puissent avoir une certaine qualité.
C’est la troisième fois que vous travaillez avec le directeur de la photographie Fredrik Wenzel et toutes vos scènes ont d’ailleurs une patte particulière. Comment composez-vous ces plans?
RÖ : Je réalise de nombreux storyboards. Ça permet de redessiner pendant des heures et des heures pour au final aboutir à une idée pour le film. Ça permet aussi de me concentrer sur une seule chose à la fois. Il arrive aussi que l’on utilise ces storyboards pour déterminer le bon endroit pour tourner une scène. Fredrik a l’intuition d’un photographe et il prend des décisions alors même que nous sommes en train de tourner et de regarder les acteurs jouer. J’aime bien planifier à l’avance, mais c’est aussi une fois que nous sommes sur le plateau que l’on discute de la position des caméras, des types d’objectifs…
Enfin, le regard que vous portez sur l’industrie de la mode est particulièrement drôle et cynique. Est-ce que des gens de chez Balenciaga ou H&M se sont manifestés auprès de vous depuis la sortie du film?
Non. Ceci dit, on avait demandé à Balenciaga de nous créer un sac a vomi en papier pour la première du film en France (rires) mais non, personne ne s’est manifesté.
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