Interview3. August 2022 Theo Metais
75e Locarno Film Festival - Giona A. Nazzaro : «La Piazza est aussi une agora»
Alors que s'ouvre aujourd'hui la 75e édition du prestigieux festival de Locarno, nous avons rencontré son directeur artistique Giona A. Nazzaro. L’occasion d’une leçon de cinéma, d’une discussion sur un festival éclectique, pris dans son époque et qui explore les multiples vocabulaires du 7e art.
(Propos recueillis par Théo Metais).
Cineman : Giona A. Nazzaro; le festival s’ouvre le 3 août prochain avec «Bullet Train». Réalisé par David Leitch, cinéaste et surtout cascadeur. Faut-il y voir la métaphore d’un festival qui, depuis 75 éditions, est toujours retombé sur ses pattes ?
Giona A. Nazzaro : C’est une jolie question (rires), mais non. Ce que je trouve passionnant par rapport à David Leitch c’est aussi ce que vous notez : il a aussi été cascadeur. Ceci a toujours été possible à Hollywood. Je pense notamment à Burt Keneddy, cascadeur pour certains films de Burt Reynolds, ou même Buddy Van Horn qui a fait des réalisations pour Clint Eastwood.
Et même à Hong-Kong, certains chorégraphes sont passés à la réalisation comme Yuen Woo-ping. Je trouve que David Leitch a une véritable politique de la bagarre. En ce sens, «Bullet Train» est un film tout à fait passionnant dans sa manière de démonter la narration traditionnelle. C’est un véritable essai de narration déconstruite, c’est ce que j’appelle la «déconstruction de masse».
Pour parler de cette nouvelle édition, vous avez dit : “Locarno, Year One”. Qu’est-ce qui a changé selon vous ?
GN : Le problème c'est qu’un festival, et afin qu’il reste pertinent, doit se poser des questions : C’est quoi le cinéma aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’une image ? Comment s’adresser à des jeunes qui sont nés après la fin du système traditionnel du cinéma ? Comment parler à des gens qui ne sont peut-être pas cinéphiles, mais dont la sensibilité audiovisuelle très aiguë s’explore sur internet, sur les ordinateurs, sur les portables ?
Je trouve ça passionnant. Le paysage audiovisuel est complètement bouleversé par rapport au passé. Aujourd’hui, il y a plein de gens qui n’ont jamais vu un film de Jacques Tourneur («La Griffe du passé», (1947)) et qui pourtant ont une sensibilité époustouflante pour les images. Alors comment crée-t-on une conversation ?
Ceci (re)pose d’ailleurs la question de la cinéphilie.
GN : Il y a des formes tellement différentes de cinéphilies. Le cinéphile de notre génération, c'était la VHS, la télé, etc. Aujourd’hui, il y a en ligne des archives incroyables. Certains jeunes connaissent par cœur les cinématographies de réalisateurs oubliés, inconnus. Ce que je veux dire, c’est que le partage du patrimoine du premier siècle de l’histoire du cinéma est en train de se transformer radicalement.
Ce serait d’ailleurs une erreur que de penser qu’il n’y a plus de cinéma. Je pense d’ailleurs que le cinéma n’était pas né pour mourir après une centaine d’années. Le cinéma continue et il ne cesse de se réinventer. Mais le défi effectivement, c’est de parler avec les personnes porteuses de ces nouveautés. Et puis ce ne sont pas des nouveautés idéologiques, mais des nouveautés formelles, politiques, philosophiques, et pragmatiques même. Si un festival est capable de se poser ces questions, alors il a une bonne raison de continuer à exister.
Le cinéma continue et il ne cesse de se réinventer...
Lorsque l’on sait que chaque soir, la Piazza s’adresse à 8 000 personnes, est-ce que vous vous imposez une responsabilité particulière quant aux choix des films et les regards qu’ils portent sur le monde?
GN : Oui, c’est une véritable responsabilité, et on travaille cette responsabilité à travers le concept de plaisir. On veut partager des histoires, des projets de mise en scène, et des discussions. Il y a des films comme «Annie Colère», «Une femme de notre temps», «Vous n’aurez pas ma haine». La Piazza est aussi une agora donc c’est aussi un lieu où l’on peut discuter. Puis il y a aussi la deuxième soirée où il y aura notamment Laurie Anderson (N.D.L.R. : qui recevra cette année le Vision Award Ticinomoda). Le cinéma est vraiment une affaire de public. Pour moi, s’il n’y a pas de public, il n’y a pas de cinéma.
On oublie parfois que ce que l’on qualifie aujourd’hui de cinéma d’auteur a, en réalité, été inventé pour le grand public. Prenons par exemple les films de Claude Sautet («Les choses de la vie», (1970)) ou Louis Malle («Ascenseur pour l'échafaud», (1958)). Aujourd’hui, ce sont des films que l’on découvre dans les cinémathèques. Or, ils étaient bel et bien réalisés pour le plus grand public. Même Alain Delon est devenu quelqu’un pour la cinémathèque. Ses films étaient pourtant bien faits pour le public et les cinoches de quartier.
Ceci dit, le cinéma d’auteur doit aussi se poser la question de comment s’adresser au public d’aujourd’hui. Je suis convaincu que plein de films peuvent s’adresser à un public énorme. Comme le film «Tengo Suenos Eletricos» dans la compétition internationale cette année. C’est un film qui pourrait tranquillement rester 3 mois à l’affiche dans des cinémas d’art et d’essai, dans des salles à Lausanne, Berne, Bâle, Zurich ou encore Genève.
Le festival se tiendra dans un contexte géopolitique européen complexe. Quelles ont été les implications culturelles de la guerre en Ukraine pour Locarno ?
D’abord, ça a été un véritable choc, même si on n’était pas naïfs, et même si on savait évidemment qu’il y avait d’autres endroits en guerre dans le monde. Mais l’Ukraine c’est chez nous, c’est l’Europe, même si pas officiellement. Et ne serait-ce qu’en tant que communauté cinématographique, on avait beaucoup de relation avec l’Ukraine.
Et des gens et des cinéastes que nous connaissions étaient en train d’abandonner leurs projets de premiers films pour se porter volontaires au front pour documenter ou tenter d’arrêter l’invasion meurtrière russe. On a fait des propositions et on a adhéré aux décisions de la FIAFF (N.D.L.R : Fédération internationale des archives du film). Certaines doivent rester confidentielles, mais on a pris une décision et on a adhéré à la demande de ne pas accueillir de films russes produits par le ministère russe et on a gardé contact avec les gens qui sont là-bas. L’Ukraine sera représentée au festival, ainsi que la Russie qui n’est pas en accord avec Poutine.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la nouvelle génération de cinéastes suisses et quels sont ses défis ?
GN : Le cinéma Suisse me semble en très bonne santé. Il y a des réalisatrices et réalisateurs qui font un travail extrêmement intéressant et les films sélectionnés à Locarno partagent cette conviction. Il se passe quelque chose en Suisse au niveau de la créativité. Les frères Zürcher par exemple, Valentin Merz, Katharina Wyss, Michale Koch, et plein d’autres.
C’est la preuve d’une grande vitalité. Et cette grande différence entre les cinéastes prouve bien qu’il y a d'abord un engagement fort pour utiliser le cinéma comme un outil pour raconter le monde, et aussi une volonté d’expérimenter la multiplicité du langage cinématographique. Le défi, c'est de garder cette curiosité et cette approche innovatrice sur, par exemple, un projet de premier film pour gérer les demandes de la production et les exigences créatives.
Enfin, Matt Dillon (Lifetime Achievement Award) et Kelly Reichardt (Pardo d’onore Manor) seront récompensés cette année par le Festival. L’occasion d’une très belle célébration du cinéma américain, évidemment, mais surtout d’une célébration d’un cinéma téméraire, exigeant, indépendant…
GN : Au travers de Matt Dillon, on essaye de raconter une page de l’histoire du cinéma américain qui est née avec le film «Over The Edge» (1979) de Jonathan Kaplan, puis les deux films de Francis Ford Coppola («Rusty James», (1983) et «Outsider», (1983)). Un peu comme au début du rap, on a pensé que ça allait disparaître en quelques semaines. Et puis non, ça reste ! Et Matt Dillon n’a pas seulement démontré qu’il était un bon acteur, il a aussi fait preuve d’une grande intelligence formelle. Dans toute sa carrière, il a mis en place une politique de l’acteur, même quand il changeait radicalement, notamment avec les frères Farrelly («Mary à tout prix», (1998)) ou Lars von Trier («The House That Jack Built», (2018)). À chaque fois, ça lui a permis d’effacer la personne de Matt Dillon pour laisser place à l’acteur sur le devant de la scène.
Quant à Kelly Reichardt, c’est une cinéaste qui nous est très chère. Elle a réinventé la relation au territoire américain. Elle a travaillé sur l’héritage du cinéma américain avec une approche anti-traditionnelle et anti-fétichiste. Il est évident qu’elle se met en relation par rapport à d’autres cinéastes qui ont, eux aussi, filmé les paysages américains : John ford («La Chevauchée fantastique») ou Terrence Malick («Les Moissons du ciel», (1978)) par exemple. Or, elle a une approche compétemment différente. Et c’est cette modernité, ce regard, que l’on avait envie de célébrer à l’occasion de ce 75e anniversaire.
La 75e édition du Festival du Film de Locarno se tiendra du 3 au 13 août prochain.
Plus d'informations sur le festival ici
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