Interview25. April 2023 Cineman Redaktion
Alice Rohrwacher à Visions du Réel : «Le cinéma, c’est du gaspillage. Et j’aime le gaspillage »
Celle qui a commencé comme éditrice de documentaires en 2005 est revenue sur sa carrière de cinéaste à l’occasion de sa venue à Nyon, lors de la 54e édition du festival Visions du Réel, où son travail bénéficie d’une large rétrospective.
(Eleo Billet, depuis Visions du Réel)
Née à Fiesole en Italie, Alice Rohrwacher grandit en Ombrie avec sa famille, dans une maison abandonnée : « Quand on est enfant, on ne voit pas les choix de notre famille. On est juste là. ». Ces expériences de jeunesse en quasi-autarcie les inspirent, elle et sa sœur l’actrice Alba Rohrwacher, à collaborer sur le deuxième long-métrage de fiction de la réalisatrice, «Les Merveilles» (2014). Œuvre délicate sur l’amour filial dans une famille d'apiculteurs, le film est la création la plus personnelle de la cinéaste. Il fait suite à « Corpo celeste», à l’origine prévu comme un documentaire. « Je voulais savoir comment en Italie, pays catholique, on apprend Dieu, car je ne suis pas allée au catéchisme » explique la réalisatrice, avant de revenir sur sa crainte de faire un documentaire sur la religion, lui préférant finalement la fiction pour « aller à la rencontre de l’autre ».
Cinéaste matérialiste, Alice Rohrwacher trouve une valeur sociale dans la nourriture, véritable protagoniste de ses films, comme c’est le cas dans « Le Pupille » centré autour d’une zuppa inglese. Et de rappeler que ce court-métrage sur le découpage d’une pâtisserie parle du partage des ressources de la terre. « Les réalisateur.ices donnent à manger aux gens. Et c’est une grande responsabilité, mais certains leur donnent du poison. C’est un péché. Car les films sont de la matière à digérer. »
L’importance de la matière se retrouve également dans la création-même de son œuvre, dont la plupart des productions sont tournées en pellicule. Sur son choix, elle explique : « Le numérique a constamment besoin de mises à jour et a un potentiel de gain infini, ce qui ne me plaît pas. » Et d’ajouter « La pellicule apporte de la rigueur et de l’autorité aux films. On est comme un apiculteur : on essaie de tout contrôler, mais on ne peut pas. Cela apporte des limites qu’on est amené à repousser. ». Néanmoins, les difficultés de tournage sont bien présentes, même si « cela laisse des imprévus pour accueillir le réel ».
Bande-annonce de « Le Pupille »
Si elle ne cite pas d’inspirations directes pour ses films, précisant qu’elle puise également ses idées dans la littérature, « car le cinéma est un lieu de rencontre », Alice Rohrwacher est néanmoins revenue sur l’origine de « Le Pupille », tiré d’une lettre d’Elsa Morante à Goffredo Fofi : « Le plus drôle aux Oscars, est que j’avais Goffredo dans mon cœur… Quel contraste. ». Au sujet de la fin du film, la cinéaste s’extasie : « Le cinéma, c’est du gaspillage. Et j’aime le gaspillage. C’est révolutionnaire. ».
C’est bien le contraste que recherche la réalisatrice. Celui entre les classes comme dans «Heureux comme Lazzaro», son troisième film de fiction, l’opposition entre la ville et la campagne, ou encore entre le sacré et le ridicule. « J’adore le ridicule. On prend de la distance avec lui, parce qu’il touche à la vérité », et Alice Rohrwacher de comparer ses œuvres «Corpo celeste» (2011) et « Le Pupille » avec le rôle du rire pour dénoncer l’instrumentalisation de la foi et sa relation au contrôle.
Cette masterclass exceptionnelle fut également l’occasion pour la réalisatrice et scénariste de parler de son dernier film, «La chimera» (2023), en cours de montage et bientôt présenté en Compétition à Cannes. Un récit sur l’archéologie et le pillage de tombes où les paysages occupent une place essentielle, comme dans le reste de son œuvre. Les contrastes et reliefs toujours, des paysages construits et détruits par l’histoire collective, comme autant de couches et de niveaux de temporalité d’une image de cinéma. Le sens du destin, ainsi que les sons y auront aussi leur place. De même que la musique, comme à chaque fois, en révélatrice des émotions et non pas en guide.
Lorsqu’on lui demande sa place en tant que réalisatrice, principalement de fictions, dans un festival consacré aux films documentaires, elle s’ouvre sur sa vision du cinéma : « Je suis une humaniste. Je n’aime pas les divisions [entre documentaire et fiction]. Un autre point de vue sur la réalité amènera de toute façon un vertige ». Aussi, elle voit bien plus de points d’accroches et de luttes communes entre les documentaires et les fictions d’auteur, qu’entre ses films et les films commerciaux comme «Avatar», par exemple, qu’elle qualifie de « produits ». Cela ne l’a pas empêché de réaliser deux épisodes de la série HBO « L'Amie prodigieuse » en 2020, même si elle préfère ne pas réitérer l’expérience.
En attendant la sortie prochaine de «La chimera», les films d’Alice Rohrwacher sont à découvrir jusqu’à vendredi à Nyon, au festival Visions du réel, qui lui s’achèvera dimanche 30 avril.
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