Interview1. November 2022 Theo Metais
Kilian Riedhof et Pierre Deladonchamps sur «Vous n'aurez pas ma haine» : «Le cinéma permet de mettre des images sur des images mentales»
Dans un entretien accordé à «Cineman» à l’occasion du dernier festival de Locarno, Kilian Riedhof et Pierre Deladonchamps reviennent avec sincérité et compassion sur les attentats de Paris de 2015, et la pudeur requise pour adapter le récit d’Antoine Leiris.
(Propos recueillis, mis en forme et traduits de l'allemand par Théo Metais)
À découvrir dans les salles romandes ce 2 novembre, le cinéaste allemand Kilian Riedhof signe une réalisation contemporaine pour porter à l’écran la véritable histoire d’Antoine Leris à la suite des attentats du Bataclan. «Vous n’aurez pas ma haine» écrit-il dans un post sur Facebook en 2015, bientôt repris en première page du journal «Le Monde». Antoine (incarné par Pierre Deladonchamps) est happé par l’engouement provoqué par ses mots alors que lui et son fils tentent de se reconstruire. Une lettre qui deviendra un ouvrage dont s’inspire ce long-métrage.
Cineman : Kilian Riedhof, Pierre Deladonchamps avez-vous été en contact avec Antoine Leris?
Kilian Riedhof : Nous nous sommes rencontrés deux fois. Au début, il s’agissait surtout de faire connaissance et de parler des droits d’adaptation. On a eu la chance qu’il nous ait fait confiance. Il a estimé qu'une certaine distance pouvait être bénéfique pour ne pas se perdre. Nous avons adapté cette histoire avec l’empathie d’un ami. Il avait livré un reportage très émouvant, très poétique, mais pour une adaptation cinématographique, il fallait quelques ingrédients supplémentaires pour rendre l'ensemble tangible en tant que film.
Pierre Deladonchamps: Moi, je ne l’ai pas rencontré. On s’est juste un peu parlé par messages, avant et après le tournage. Ce n’était pas une chose à laquelle je tenais particulièrement, ni lui d’ailleurs.
Vous savez s’il a vu le film?
PD: Il a vu le film, et je crois qu’il l’a beaucoup aimé. Mais je préfère que ce soit lui qui en parle. En réalité, je me posais la question à l’envers. Pourquoi devrais-je le rencontrer? Parfois, c'est nécessaire, mais là, je ne me voyais pas lui demander «Bon alors, et ça, tu l’as ressenti comment ?» etc. Ça aurait été un peu déplacé. Le livre disait déjà beaucoup de choses. Et les interviews permettaient de le voir physiquement. Ça m’a suffi.
KR : Et puis il nous avait dit à un moment qu’il ne souhaitait plus faire partie du processus créatif et qu’il souhaitait que nous en fassions quelque chose à nous. C’était à la fois une grande liberté et une énorme responsabilité puisqu’il s'agissait d’une histoire personnelle et non pas de n’importe quelle fiction.
Pensez-vous que la narration visuelle a permis de raconter quelque chose que le livre ne pouvait pas montrer?
KR : Tout à fait. Je pense en effet que son livre suggère quelque chose de la haine et il était très important pour nous de lui trouver une forme d’expression. On y parle de la terrible influence de la mort et nous avons essayé, par exemple, de laisser ses démons ramper dans l’appartement. C’était très important, sinon il n'aurait pas été possible de rendre tangibles à l’écran ces choses qu’il décrit. D’ailleurs, il écrit bien «Vous n'aurez pas ma haine» et non «Vous n'aurez pas ma peur». Il était important de montrer cette nuance. Et l’oscillation entre anges et démons avait, me semble-t-il, cette qualité-là.
PD : Je pense que le cinéma permet aussi de mettre des images sur des images mentales. Après, il y a des adaptations de livres qui sont catastrophiques, et on préfère ne se souvenir que du livre parce que cela ne correspond pas à l’idée que nous nous en faisions. Le film de Kilian rend d’une manière digne et honnête ce que l’on a pu voir dans le livre, dans le deuxième aussi un petit peu, et ce qu’Antoine a pu dire à Kilian quand ils se sont vus. Du moins je l’espère. Pour moi, l’essentiel, c’est que l’auteur s’y retrouve.
Quelques mois seulement après les attentats qui ont frappé Paris en 2015, Berlin a aussi été touché en plein cœur, au pied de l’Église du Souvenir, sur le marché de Noël. Venant de toi Kilian Riedhof, y avait-il aussi la volonté d’apporter une sensibilité, sinon une perspective allemande à cette histoire?
KR : C’est une question intéressante… Effectivement en Europe, que ce soit en Espagne ou plus tard à Nice, on a été touché dans de nombreuses villes par la terreur islamiste. C'est ce qui nous a beaucoup unis. Les attentats de Paris sont uniques, car ils ont touché la ville tout entière et à plusieurs endroits en même temps. Je crois que ça a été un énorme choc collectif et une expérience d'impuissance. Je l'ai déjà dit, mais j’ai voulu raconter cette histoire avec la compassion d’un ami. C’est ce que nous avions en tête. Il était important d’avoir de la retenue et d’être attentif à ce qui s'était passé.
PD : Moi ce que je peux dire en tant que français, qui a joué dans un film français réalisé par des Allemands et en Allemagne, c’est que ça a apporté quelque chose de fort, à savoir le recul. Je ne sais pas si c’est la façon de travailler des Allemands, mais Kilian a cette façon de ne pas tomber dans le misérabilisme, et de dézoomer pour ne pas trop s’acharner sur le sujet et sur les émotions. Et puis tourner en tant que Français en Allemagne, dans un pays dont je ne parle pas la langue et sous confinement, et donc bars et restaurants fermés en plein hiver, ça a apporté quelque chose d’assez bénéfique à l’interprétation. Même si ça ne vaudra jamais ce qu’ont traversé les gens qui ont vécu les attentats, ça m’a mis dans d’état permanent de solitude et parfois de désarroi.
Revenons sur cette question du recul, de la pudeur et de l’impact des images. Est-ce que vous auriez pu montrer ce qui s’est passé au Bataclan? Ou plutôt, à quel moment décide-t-on de ce qui se montre ou non?
PD : Je n’aurais pas fait le film s’il avait été trop sensationnaliste. Je laisserai Kilian expliquer ce qu’Antoine lui avait demandé, mais je pense que c'était important de ne pas faire le film trop tôt par rapport aux évènements. En comparaison, personne n’avait envie de regarder un film sur le 11 septembre un ou deux ans après. C’est bien que du temps se soit écoulé pour le deuil des victimes, même si parfois, il ne se fait jamais vraiment.
KD : Ça a été effectivement une demande d’Antoine Leris que de ne rien montrer du Bataclan et nous l’avions compris très vite. C’était d’ailleurs la seule manière de raconter ce film parce que tout le reste aurait donné une tribune supplémentaire aux terroristes. L’adaptation aurait été dangereuse et puis ça aurait certainement thématisé une forme d’héroïsme sombre. Il fallait éviter ça à tout prix.
Le tribunal a aujourd’hui rendu son verdict, le procès est terminé. En quoi ce timing était-il important?
PD : Ce timing n’est pas calculé, mais ce n'est pas plus mal que la partie judiciaire soit derrière nous. Je ne sais pas ce que les victimes et leurs proches ont pu ressentir une fois que les condamnations ont été annoncées, mais il y a une page qui se tourne. Même si la blessure ne sera jamais guérie, ça permet peut-être d’en parler avec un tout petit peu plus de… facilité.
KD : On a tourné le film il y a deux ans, en 2020. C’est bien, et en même temps, je n’ai pas l’impression que ça soit une conclusion. Il me semble qu’en France ces attaques sont encore très présentes. Les sept années permettent néanmoins de regarder un film sur ce sujet sans que ça soit inapproprié. Je dois dire aussi que l’histoire d’Antoine est très humaine. Il n’essaye pas de la politiser. Il répond à la haine avec amour. Et c’est comme ça que je l’ai toujours compris. Cet amour signifie que nous devons repenser notre rapport aux autres dans nos cultures occidentales. Une chose que nous avons probablement perdue. Nous devons être conscients de notre culture afin de pouvoir résister aux attaques de l'extérieur, et elles ne viennent pas que de l’islam radical, l’invasion russe étant un autre exemple. Les ennemis de la culture démocratique occidentale sont nombreux et nous devons être très conscients de nous-mêmes pour pouvoir nous défendre.
Il y a en Allemagne une branche du cinéma contemporain qui étudie les phénomènes de radicalisation. Je pense notamment à des films comme «Je suis Karl», ou «Aus dem Nichts» de Fatih Akin. Est-ce que tu aurais-pu envisager de faire un film de l’autre côté de l’histoire?
KD : Les thématiques liées au terrorisme m’ont toujours beaucoup intéressé, mais c’est la première fois que j’ai eu l’impression de pouvoir y accéder. Encore une fois, ce que j’ai aimé dans cette histoire, c'est qu’elle permettait de parler du terrorisme non pas en tant que sujet politique, mais d’en avoir une approche plus humaine pour comprendre comment les familles sont impactées.
Même chose dans le paysage cinématographique francophone, nous pourrions parler de «l’Adieu à la Nuit» d’André Téchiné, par exemple. Est-ce que tu aurais pu te projeter dans ce genre de personnage?
PD : C’est une bonne question… Spontanément, j'ai envie de dire oui, après ça dépend du scénario et de la manière avec laquelle c’est amené parce que je n’aime pas les choses trop manichéennes. Le film de Téchiné est un très bon exemple de film qui réussit à montrer cette réalité sous un prisme intéressant. Parler du terrorisme, c'est très délicat parce que c’est à la fois difficile de ne pas avoir un avis et en même temps, c'est dur de donner un avis exhaustif sur ce que ça peut représenter dans la tête de chacun.
Un film à découvrir au cinéma dès le 2 novembre.
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