News18. Oktober 2023 Imagique Emm
Sortie en salle du film BIG LITTLE WOMEN de Nadia Fares
Comment parler avec tendresse de luttes féministes à un patriarche éclairé ? Sous l'effet d'un philtre poétique très personnel, Nadia Fares métamorphose l'hommage à son père égyptien tant aimé en une chronique de la condition féminine en Egypte et en Suisse. Elle explore l’impact de la tradition patriarcale en effet miroir entre l’Orient et l’Occident. Le portrait de trois générations de femmes qui se battent pour leurs droits est à l'affiche dès le 18 octobre.
Interview avec la réalisatrice Nadia Fares
(Source: First Hand Films)
Votre film développe une sorte de paradoxe : dans la forme et dans le ton personnel, direct, vous avez écrit et tourné un hommage à votre père décédé en 2014; le véritable sujet de votre film est pourtant l’histoire des luttes féminines en Egypte.
Dans sa forme, mon film a l’apparence d’un hommage à mon père. Dans les faits, je rends plutôt cet hommage au courage des femmes en lutte pour des droits égaux en Orient, mais aussi en Occident. Ma mère a brisé un tabou qui était encore très fort dans la Suisse des années 50 : épouser un homme venu d’Afrique. Elle a finalement été punie pour cette transgression puisque le patri- arche suisse, mon grand-père maternel, a intrigué pour que cet époux indésirable soit finalement expulsé, brisant un couple et ma famille. En Suisse comme en Egypte, un patriarche a souvent l’autorité d’écraser le destin des femmes de sa famille. Partant de mon histoire personnelle, je montre en miroir deux faces du système patriarcal.
Comme mon père a connu intimement les deux mondes, l’Orient et l’Occident, sa destinée est un pivot et je lui raconte l’histoire de femmes qui luttent en Suisse et en Egypte. Mon père était bien sûr, comme presque tous les pères égyptiens, un patriarche, mais, comme je le reconnais en off à la fin du film, c’était un “patriarche cool”. Nawal El Saadawi, pionnière du féminisme dans tout le Moyen Orient et qui nous a quittés l’an dernier, insiste sur ce point : les hommes sont, eux aussi, victimes du patriarcat. Comme tous les autres, mon père devait composer avec les standards de com- portement que les sociétés du Moyen-Orient imposent aux maris et pères de la région. “Es-tu vraiment un homme, mérites-tu mon respect alors que tu ne parviens pas à t’imposer face à ta femme et tes filles ?” Tout homme qui sort des rails de la tradition patriar-cale s’expose à une dépréciation sociale ou même à l’isolement. Qui est de taille à surmonter ce risque ? Mon père, tant en Suisse qu’après son retour forcé en Egypte, a plutôt dignement composé avec, d’une part, ce que chacun de ces deux pays exigeait de lui et d’autre part la conscience “moderne” qui lui indiquait que la condition des femmes devait évoluer. Une part de l’affection et du respect que je lui porte repose sur cette reconnaissance : mon père a bien joué sa partition entre les lignes de ce que les circonstances et le destin lui ont imposé.
Nawal El Saadawi que vous venez de citer est le point d’appui fort de votre film. Née en 1931, elle irradie devant votre caméra de vivacité intellectuelle, d’énergie militante; ses analyses sont fortes, précises. Elle crève l’écran dans sa façon de nous raconter les luttes féministes en Egypte en les rapportant à l’histoire du pays.
Jusqu’à son dernier souffle, Nawal a gardé l’énergie de son engagement et avait à cœur de transmettre sa combativité aux jeunes Égyptiennes de notre temps mais aussi aux femmes de partout grâce à son rayonnement international.
C’était une femme véritablement courageuse qui a payé son engagement au prix fort dès le reflux conservateur qui a suivi la mort du président progressiste Nasser en 1970. Les années de la présidence Sadate sont difficiles pour elle: son activisme et ses écrits contre la pratique de l’excision, par exemple, la font chasser du ministère de la santé, et les tracasseries culminent en 1981, quand elle est emprisonnée pour infraction à la Loi de protection des valeurs contre le déshonneur. Dans ses essais ou ses œuvres plus littéraires traduits en de nombreuses langues, Nawal a marqué l’histoire récente de l’Egypte, soulignant toujours l’articulation et la complémentarité des combats féministes et des luttes sociales.
Les hommes sont, eux aussi, victimes du patriarcat
Tout au long du film et comme un refrain, on suit la trace des jeunes Cairotes féministes qui sillonnent la capitale d’un air résolu sur leur bicyclette. Ces séquences et l’apparition récurrente des vélos a sûrement un sens pour vous, non ?
Oui, ces vélos expriment bien des choses dans le contexte de ces luttes féministes. Pédaler sur un vélo est déjà en soi un acte transgressif dans les sociétés du Moyen-Orient mais aussi dans d’autres sociétés patriarcales : s’asseoir sur un vélo et pédaler c’est tout d’abord mettre en péril l’intégrité de l’hymen, et donc risquer une tragique décote sur le marché matrimonial : qui voudra encore d’une épouse dont la virginité est douteuse ? Ces bicyclettes sont aussi une métaphore: le vélo oblige à pédaler, à toujours aller de l’avant. C’est aussi le marqueur d’un féminisme direct, léger, pragmatique, c’est le véhicule passe-partout et effiace dans le chaos du trafic cairote.
Le film se termine sur des images qui surprendront sûrement, là- bas en Egypte, mais aussi en Occident. Peu avant et pendant le générique, une chanson parlant de liberté accompagne une séquence de pole-dance : l’une des cycliste, très belle, déploie des figures sur fond de ciel au couchant. Un final surprenant dans film à vocation féministe, non ?
Oui, le pole-dance est parfois identifié comme cliché de la femme-objet qui déploie sa parade autour d’un axe érigé. Il est vrai que mes cousines du sud n’approuveront peut-être pas mon choix de montrer si généreusement le corps en mouvement de la cycliste féministe du Caire. Peut-être qu’une partie du public en Occident s’étonnera aussi qu’un film traitant d’un sujet sérieux et même tragique s’évanouisse ainsi sur ces images de féminité as- sumée et effrontée. Nous, les femmes rebelles, danserons encore et toujours avec courage et affirmerons la féminité selon notre convenance pour imposer le respect de l’égalité.
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