Interview2. Juli 2024 Theo Metais
Basil Da Cunha sur «Manga d'Terra»: «J’ai écrit une histoire qui raconte ce que vivent beaucoup d’exilé·es du Cap-Vert»
Au cinéma depuis le 26 juin, «Manga d'Terra» de Basil Da Cunha raconte le parcours envoutant d’une Capverdienne arrivée à Lisbonne. Présenté à Locarno en 2023, nous avions eu la chance de discuter avec le cinéaste. Rencontre avec un réalisateur à la bonhomie contagieuse.
(Propos recueillis et mis en forme par Théo Metais. Locarno 2023)
Présenté en sélection Concorso internazionale au dernier festival de Locarno, «Manga d'Terra» de Basil Da Cunha («O Fim do Mundo», 2019) raconte l’histoire de Rosa (la formidable Eliana Rosa), jeune femme d’une vingtaine d’années, qui vient de quitter le Cap-Vert pour s’établir à Lisbonne dans l’espoir d’offrir une vie meilleure à ses deux enfants qui n’ont pas pu l’accompagner.
À son arrivée, elle se retrouve à Reboleira, un quartier vibrant de la capitale. Bientôt confrontée à la violence de cette enclave, celle qui se rêve chanteuse, vaque chez l’habitant, trouve du réconfort auprès des femmes de la communauté, tente de se reconstruire et d’entretenir le lien avec ses proches (lire notre critique complète).
Cineman: Peux-tu nous raconter l’origine de ce film et plus précisément celle du personnage de Rosa?
Basil Da Cunha: Ça vient d’un désir ancien de faire une comédie musicale. J’ai beaucoup aimé découvrir il y a quelques année le cinéma de Bob Fosse, le cabaret, le jazz. Mais c'est un projet qui ne s’était jamais fait. J'attendais les financements de mon prochain film quand j'ai rencontré Eliana Rosa. C’est une chanteuse capverdienne magnifique qui travaille avec des sonorités que je trouve très belles.
Elle revisite la musique traditionnelle avec du jazz, de la funk et je trouve ça assez beau. Et puis c'est une musique avec laquelle je cohabite depuis un long moment. Je voulais lui donner une place et lui rendre hommage. Je voulais aussi filmer les femmes que j'avais malheureusement dû couper dans mon film précédent, mais il y avait des scènes incroyables.
Et comme je travaille beaucoup avec ce que les personnes sont avant de devenir des personnages, j’ai écrit une histoire qui raconte ce que vivent beaucoup de jeunes exilé·es du Cap-Vert. Ces femmes racontent plus souvent leur récit que leurs échecs. Ces récits ont d’ailleurs peu d’écho au Cap-Vert, et je pensais que c’était important d’en faire un film. Mais un film dans lequel on fabrique un modèle de résistance, un mythe. C’est une héroïne, tu vois, c’est important d’avoir des modèles féminins qui n’ont pas nécessairement besoin d’hommes, ni d’histoire d’amour. La romance, on l’évacue d’ailleurs assez rapidement. (rires)
Une nouvelle fois, tu plantes ta caméra dans le quartier lisboète de Reboleira. Quel est ton rapport avec cet endroit?
J’y vis depuis 15 ans. Je suis arrivé par hasard parce que les appartements n’étaient pas chers. C’est l’endroit où je me sens bien.
En parlant de ce quartier justement, la scène d’ouverture est très forte et parle des violences policières qui s’y produisent. Est-ce que tu peux nous en parler un petit peu?
Bien sûr. Tu vois, c’est l’endroit dans lequel je me sens le mieux, en dehors du fait que c’est un endroit dont les gens parlent très mal parce que, précisément, ils le connaissent très mal. Là-bas, si tu as faim, on te donnera à manger. Si tu tombes, on t’aidera à te relever et si tu ne sais pas où dormir, on te trouvera un endroit. Je ne pense pas qu’à Lausanne ou à Genève il y ait beaucoup de cette solidarité. C’est un microcosme, ou la comédie et le drame, évidemment, cohabitent.
Il y a une force de résilience chez les gens qui est assez fascinante et que j’ai envie de montrer. Or, les seuls moments où j’ai peur, la vraie menace, c’est la police. Il y a une violence structurelle dans une police qui est raciste, qui n’est pas formée, qui est violente, et dont 70 % est affiliée à des parties d’extrême droite. Cette première scène, elle incarne un quotidien avec une police hyper intrusive et qui ne fait pas dans la dentelle. Quand elle rentre, les enfants qui vont à l’école et les gens qui vont bosser sont malmenés.
Ce quartier est stigmatisé dans les médias ce qui crée un effet poudrière. Une scène chez le coiffeur nous le montre bien: même au sein de cette communauté, on sent que tout le monde est biaisé.
Oui, c’est très bien vu. Tu sais, les chaînes d’information en continu filment Reboleira avec les mêmes objectifs que les documentaires animaliers pour filmer des animaux sauvages de très loin! Ils ne viennent jamais à l’intérieur, et propagent des idées très simples, que tout le monde peut comprendre et qui font de l’audience. Ce sont des idées nauséabondes, d’extrême droite et racistes. Et ce qui est intéressant aussi, c’est que souvent les gens de gauche, qui regardent ce quartier avec un peu de condescendance, l’essentialisent et le simplifient. Et ces idées finissent aussi par contaminer les gens.
Une chose que j’ai énormément appréciée dans ta réalisation, c’est sa générosité.
Merci, c’est cool. J’aime bien ce mot!
On a l’impression que la caméra est constamment en mouvement, c'est extrêmement riche. Ça n'était pas un peu complexe de tout prévoir?
Non pas du tout parce qu’en fait, on n'était que trois. Mais je te remercie de le remarquer parce que c’est quelque chose auquel je tiens. J’adore Alejandro Jodorowsky par exemple. En une minute, il y a 300 000 idées, c’est plus d’idées en une minute que des réalisateurs en une carrière (rires). Emir Kusturica c’est pareil, il y a des poules, des oies, des musiciens sur un arbre. Et Federico Fellini aussi, c’est un cinéma que j’aime énormément.
J’essaie de faire en sorte qu’il se passe beaucoup de choses à l’image. Et c’est très facile à faire contrairement à ce que l’on croie. Si tu as une équipe de production, ça devient le bordel avec des talkiewalkies. Là en fait, je fais un signe à un gamin de monter à vélo, à un autre de descendre et ça se passe de manière tellement organique.
Et ça fait si longtemps que l’on fait des films là-bas, que s'il y a une dame qui passe avec ses courses, elle s’en fout. Elle sait qu’il ne faut pas regarder la caméra même si elle parle à la voisine pendant le plan. C’est magique. Ça n’arrive qu’à Reboleira. C’est devenu un coin qui adhère complétement à ce projet de cinéma, et qui lui donne d’ailleurs la place qu’il mérite. C'est-à-dire qu’il ne le sacralise pas non plus, la vie est plus importante, mais qui le respecte quand même.
Tu parsèmes ton long-métrage de nombreux passages musicaux et oniriques. Qu’est-ce qu’ils racontent, selon toi?
Chacun des moments musicaux est là pour venir raconter ce que les images et les mots ne peuvent pas dire, parce que certaines choses passent par l’émotion. Et je pense que les musiques racontent les états par lesquels passe le personnage d'Eliana Rosa, et la manière avec laquelle elle va prendre sa revanche sur son destin. La musique raconte ses tréfonds, ses malheurs, et c’est aussi une manière de s'affranchir de quelque chose.
Au Portugal, puis surtout au Cap-Vert, les morts, les vivants, les esprits, ce sont des machins qui cohabitent de manière assez fluide et naturel. Les moments musicaux sont aussi des incantations pour que les mauvais esprits s’en aillent.
La lumière de ton film est extraordinaire, très néon, très flashy. Est-ce que tu avais une palette de couleurs en tête?
La couleur, oui, ça vient en effet d’un film fondateur de la blaxploitation qui s’appelle «Sweet Sweetback's Baadasssss Song» de Melvin Van Peebles. Ce sont des couleurs primaires. Spike Lee reprend ça dans ses films. Ce sont des trucs qui m’ont vachement bercé. Je voulais faire un film avec ça.
Enfin, on te voit apparaitre à la fin du film. C’est un petit plaisir cinéphile à la Hitchcock?
Pas du tout, je déteste ça (rires). Dans cette scène, il y a toutes les personnes qui ont participé au film. Eliana trouvait que ça avait du sens pour que j’assume cette déclaration d’amour qu’est ce film.
«Manga d'Terra» est à découvrir au cinéma depuis le 26 juin.
Bande-annonce de «Manga d'Terra»
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