Interview27. November 2023

Alice Rohrwacher sur «La Chimère» : «Je voulais créer un héros qui soit profondément romantique»

Alice Rohrwacher sur «La Chimère» : «Je voulais créer un héros qui soit profondément romantique»
© ZFF 2023

En octobre dernier, au détour du Zurich Film Festival, nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher. En français, elle a accepté de répondre à nos questions sur son dernier projet, «La Chimère». Interview !

Cineman : Après «Les Merveilles» en 2014 et «Heureux comme Lazzaro» en 2018, votre nouveau long métrage, «La Chimère», est le dernier film d’une trilogie. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans sa création ?

Alice Rohrwacher : J'ai dit ça à un moment, mais ce n’est pas vraiment une trilogie. Dans ces trois films, il y a un même questionnement sur le passé et sur l’identité. Ils racontent ce que l’on a oublié. Dans «Les Merveilles», une famille participe à un concours de la famille la plus typique. Avec «Heureux comme Lazzaro», un monde presque médiéval entre en contradiction avec un autre, plus contemporain. Ici, dans «La Chimère», on observe directement des objets archéologiques. Une éruption volcanique peut projeter trois éléments : des gaz, de la roche et de la lave. On pourrait alors dire que ces trois films sont les éléments d’une même éruption volcanique, mais ce sont trois longs métrages séparés.

Ça veut-il dire que vous pourriez ainsi continuer sur cette même thématique et créer une saga, au-delà d’une trilogie ?

AR : Je connais déjà mon prochain projet. Quand on fait un film, il faut tellement de temps et d’efforts, que les questionnements ne sont jamais superficiels. En ce moment, je cherche à faire quelque chose d’un peu plus dans le genre de la science-fiction, mais toujours avec ce questionnement sur l’humain : sur la perte de l’humanité et comment la retrouver. C’est sûr que ça reste au fond de moi.

Dans «La Chimère», le personnage d’Arthur est un jeune Britannique. Sa nationalité était prévue depuis le début ?

AR : Oui. En ce moment, il y a beaucoup de racisme en Italie, nous nous battons pour ouvrir notre cœur aux étrangers. Pour le personnage d’Italia, interprété par la Brésilienne Carol Duarte, je n’étais pas sûre. Je ne savais pas d’où le personnage viendrait. Pour moi, elle venait de nulle part. Mais, je me disais que ce serait bien d’avoir quelqu’un avec un tel nom, Italia, qui ne soit pas italien. Mais pour Arthur, c’était important que son personnage soit étranger. Parfois, nous avons besoin d’un regard étranger pour comprendre notre propre richesse. Toutes les recherches archéologiques ont commencé avec des étrangers. Les Italiens ont toujours vécu à côté des ruines, mais ils les regardaient comme quelque chose qui avait toujours été là. Ce sont les étrangers qui, vers les XVIIIe - XIXe siècles, sont venus en Italie et ont donné de l’importance au passé. C’est pour ça que je voulais le témoignage d’un jeune Anglais, amoureux de ces ruines archéologiques.

© 2023 Filmcoopi

Josh O'connor, l’interprète d’Arthur, parlait-il déjà italien pour ce rôle ?

AR : Non, il l'a appris. Dans chacun de mes films, je finis par enseigner l'italien à quelqu'un. Dans «Les Merveilles», l'acteur qui jouait le père ne le parlait pas. Et dans «Heureux comme Lazzaro», nous avions des acteurs allemands pour jouer les paysans qui ont dû apprendre du vieil italien. Ici, c’est l’acteur principal. Mon rêve secret est de devenir professeur d’italien. (Rire)

Le personnage d’Arthur est hanté par le souvenir de son amour passé. Mais le passé ne peut-il simplement pas rester passé ?

AR : J’ai lu beaucoup de livres romantiques, avec des héros en proie à une douleur impossible à apaiser. Je voulais créer un héros qui soit profondément romantique, lié à quelque chose qu’il ne peut pas trouver, pour justifier aussi sa passion pour la recherche. Ce qui m’a intéressé quand j’ai rencontré les bandes de tombaroli, c’est que ce sont des hommes très vulgaires et matérialistes. Ils sont obsédés par l’argent, mais ils acceptent, d’une manière très simple, l’invisible. Dans chaque bande, il y a quelqu'un avec des capacités un peu mystiques. Ils ont une relation ordinaire avec le mysticisme, ça m'avait impressionné. Si le long métrage avait été fait à l’américaine, on se serait focalisé sur le mystère de ce pouvoir. Pour les trombaroli, ce n’est même pas une question. Ça existe et ce n'est pas important de savoir pourquoi. Mais je voulais quand même donner une essence plus profonde aux pouvoirs d’Arthur et je pensais que c’était l'amour.

Les trombaroli voient donc le fantastique comme quelque chose de très ordinaire, mais c’est aussi un peu votre cas, non ?

AR : Je pense que nous avons perdu ce lien avec l’extraordinaire, mais que la possibilité qu’il existe est très importante. Extraordinaire et ordinaire devraient être traités de la même façon, mais on a perdu cette capacité. Dans mes films, j’aime montrer que le visible et l’invisible sont un peu la même chose. L’un n’existe pas sans l’autre. On vit dans une période où on cherche à tout classifier, à tout séparer, mais je cherche à faire des films qui mélangent les symboles, avec beaucoup d’émotions différentes, car l’humain est complexe.

D’après vous, ne peut-on alors trouver ce que l’on cherche seulement si on se perd ?

AR : C'est sûr que pour trouver, il faut aussi se perdre. Il faut s’amuser dans la recherche plus que dans le désir de rattraper quelque chose. La chimère, c'est quelque chose qu’on n'arrive jamais à prendre, mais que l’on désire.

Bande-annonce «La Chimère»

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