Interview1. März 2023 Theo Metais
Florian Zeller sur «The Son» : «Il n’y a pas d’explication simple à la souffrance»
Nouvelle coqueluche française à Hollywood, le cinéaste prodige et metteur en scène Florian Zeller s’est confié sur son nouveau long métrage, «The Son», à découvrir au cinéma le 1er mars, et le sujet délicat qu’il prend à bras le corps : la dépression.
Nous l’avions rencontré en 2021, en pleine pandémie, sur zoom, et à l’occasion de la sortie de son précédent film «The Father» (lire l'interview). Pour la sortie de «The Son», le cinéaste prolifique nous a accordé un nouvel entretien fleuve et passionnant pour discuter de «The Son». Il transpose à l’écran sa pièce éponyme ; un film qui traite de la terrible dépression d’un adolescent (Zen McGrath dans son premier rôle) et de ses parents, aveugles et impuissants, incarnés par les immenses Hugh Jackman et Laura Dern. Le retrouver fut un plaisir, nous lui avons dit, tant cette tragédie est à la fois bouleversante et pleine d’empathie.
Cineman : Florian Zeller, après le succès retentissant du film «The Father», dans quel état d’esprit avez-vous entamé le travail sur «The Son»?
Florian Zeller : J’avais le désir de le réaliser avant même de faire «The Father». Et donc, au sortir du film, je n’ai pas pris le temps de questionner ce désir, puisqu'il était déjà très ancré en moi. Au moment où est sorti «The Father», c’était ce moment un peu contradictoire du COVID, et c’est à ce moment-là que je me suis emparé de ce temps pour écrire le scénario. Si bien que quand il est sorti, tout était prêt pour vraiment enchaîner avec ce film-là.
Le lien entre les deux, c'est que sans l’aventure de «The Father», et sans les Oscars, j’aurais eu du mal à le financer, essentiellement pour le sujet qui est le sien et sa forme un peu singulière. L’état d’esprit dans lequel j’étais, c'était finalement celui de la gratitude. Je pouvais enfin faire ce film qui était très important pour moi. Et pas simplement pour des raisons personnelles, mais aussi parce que j’avais l’impression que c’était une histoire qu’il fallait raconter. Je l’avais déjà senti pour écrire la pièce.
Qu’aviez-vous ressenti exactement?
FZ : J’avais été frappé de voir la réaction du public. Il y a tellement de gens qui sont en souffrance, évidemment, mais aussi tellement de gens qui connaissent cette position d’impuissance, quand on est parents ou quand on ne sait plus quoi faire pour aider quelqu’un qu’on aime. Quand on a créé la pièce en France et aussi à Londres, les gens nous attendaient pour parler de leurs propres histoires.
Ils racontaient ce qui leur était arrivé avec leurs frères, leurs fils, leurs filles. J’avais l’impression qu’il ne l’aurait pas fait s’il n’y avait pas eu la pièce juste avant, dans le sens où la honte, et la gène de se sentir dans ces situations-là, empêchent de parler. Et la pièce, à sa façon, autorisait ce partage. Et c’est conscient de l’énorme poids de la haine, de la gêne et de l’incompréhension autour de ces sujets que j’ai voulu faire ce film.
Vous laissez d’ailleurs complètement ouvert les raisons de la dépression du personnage de Nicholas. Pourquoi ce choix?
FZ : Mon point de départ, c'était de ne pas succomber à la tentation d’expliquer, ce qui semblait être pourtant l’objet du film. Cette souffrance, je n’ai pas voulu lui donner des explications pour justement ne pas pouvoir la résoudre. La raison pour laquelle j’ai tenu à faire ça, en sachant d’ailleurs que ça créerait de la frustration, et d’ailleurs chez les personnages eux-mêmes, c’est parce que je crois que c’est la façon la plus honnête d’aborder ce sujet-là.
Il n’y a pas d’explication simple à la souffrance. Bien sûr, parfois, il y a des histoires avec un traumatisme et une explication psychologique qui permet de comprendre pourquoi quelqu'un est à un moment en difficulté. Mais d’autres fois, et bien plus nombreuses, on ne sait pas. Il y a tellement de plans, de dimensions, parfois chimiques, biologiques, héréditaires. Et donc il y a souvent un sentiment d’injustice très grand. Il y a plein de gens qui, sur le papier, ont tout pour être heureux et qui, pourtant, sont en grande difficulté. Et d’autres qui vivent des choses incroyablement difficiles et qui ont des ressorts psychiques pour aborder la vie avec joie, légèreté et efficacité.
À quoi ça tient alors?
FZ : Il y a un mystère, c'est comme un trou noir. Quand on est parent, c’est très difficile d’aborder et d’accepter ce mystère et l’absence de réponses. Forcément, cette absence de réponses laisse la place à certaines questions : Qu'est-ce que j’ai fait de mal ? Qu’est-ce qui est ma faute ? Et alors ce sont les mécanismes de culpabilité, de honte, qui prennent la place de la non-résolution.
C’est ce processus extrêmement mortifère que j’essaye aussi d’aborder dans le film. S’il s’agissait d’une maladie physique, par exemple quand quelqu’un a un problème au foie ou au cœur, on accepte cet état de fait pour ce qu’il est. Mais singulièrement, quand on aborde les maladies mentales, on est embarqué dans une sorte de machine à laver émotionnelle qui nous éloigne de l’endroit d’où on peut aider les autres. C’est donc ici l’histoire d’un père, aimant, attentif, qui voudrait bien faire, et qui pourtant prend les mauvaises décisions parce qu’il ne parvient pas à accepter son incapacité à résoudre la situation.
Parler de dépression au cinéma est toujours un exercice délicat. Quels étaient les écueils, scénaristiques ou de mise en scène, que vous souhaitiez éviter?
FZ : Celui justement de ne pas aller dans l’explication. Parfois, quand on souffre dans la vie, on a toujours besoin de trouver quelque chose ou quelqu’un à blâmer. Et dans le film, il y a la piste du divorce, et du père, écrasé par la culpabilité, qui se dit, voilà, à un moment de ma vie, j’ai quitté sa mère pour une autre femme. Le péril principal aurait été de penser que moi, en tant que metteur en scène, mon propos était de dire que c’était le divorce qui avait amené à cette souffrance-là.
Je sais que beaucoup de gens aurait voulu que je dise ça parce que ça aurait été une histoire facile à appréhender, avec une source du mal, et donc une obligation de la résolution. Au niveau du montage, c'était important de mesurer ces allusions aux explications pour que cela reste des explications qui arrangent les personnages, mais qu’elles ne deviennent pas le propos du film.
Parmi les nombreuses scènes poignantes du film, il y en a en une, abominable pour le public, où Nicholas est dans ce centre spécialisé depuis semaine. Une scène dans laquelle l’autorité des médecins se confronte à l’amour des parents qui entendent bien ramener leur fils chez eux. Comment avez-vous recréé l’authenticité de cette scène?
FZ : Alors c’est la somme de plusieurs choses. C'est des choses que je connais personnellement. Mais comme je faisais le film aux États-Unis, j’ai dû aller vers le réel, pour m’assurer que c’était quelque chose de possible et de compatible. Aux États-Unis, beaucoup de gens ont remis en cause l’authenticité de cette scène-là, parce qu'elle est tellement affreuse, qu’on a envie de croire qu’elle n’est pas possible. Mais j’ai travaillé avec la plus grosse association américaine qui s’appelle NAMI (NDR : The National Alliance on Mental Illness), pour vraiment avoir, non pas leur validation, mais pour m’assurer que cette scène-là correspondait à leurs expériences de praticiens.
Et ils ont énormément soutenu le film à sa sortie. Ils ont écrit des articles pour dire combien c’était conforme à leurs expériences et que ça leur était arrivé mille fois. Parce que pour des parents, c’est particulièrement difficile d’accepter l’idée que l’on n'est pas équipé pour répondre à la souffrance de son enfant. C’est purement contre-intuitif par rapport à ce qu’est l’amour parental. Parfois ça prend du temps pour accepter ça, et parfois ce temps, on n’en dispose pas. C’est souvent dans ces moments-là que les tragédies arrivent. Quand les tragédies n’arrivent pas, les parents se familiarisent avec un vocabulaire plus médical, avec les symptômes, avec un diagnostic et peuvent faire leur chemin, et devenir des accompagnants. Mais il y a toujours un moment de rejet et d’incompréhension et c’est ça dont je voulais aussi parler.
Est-ce que, d’ailleurs, les évènements auraient pu être évités?
FZ : Ma conviction, c'était aussi de dire que cette tragédie pourrait ne pas en être une. C’est vraiment un sentiment tragique que j’ai voulu recréer. Le film, formellement, embrasse et emprunte à la tragédie, en d’autres termes, c’est une ligne droite vers une destination terrible, conformément à toutes les tragédies, même les plus antiques.
Et je pense que cela aurait pu être évité si les bons mots avaient été employés, si la bonne conversation avait été engagée, si la bonne aide avait été écoutée, sollicitée, et si cet enfant avait réussi à se faire entendre, ou si les parents avaient réussi à l’entendre. Parce que ce sont des parents aimants, certes, mais aveugles, aveuglés par le fait, quelque part, qu’ils aiment trop.
Dans «The Father», vous aviez Anthony Hopkins en tête, là, c'est Hugh Jackman qui vous a directement approché. Qu’est-ce qui vous a convaincu chez lui?
FZ : Je fonctionne beaucoup avec le désir, et j’adore admirer un acteur. Toutes les fois où j’ai écrit des pièces, c’était avec un acteur en tête. Ça fait partie de mes moteurs intérieurs. Mais c’est la première fois qu’un acteur me contacte comme ça. J’y ai été très sensible. Ça m’a impressionné qu’il ait cette humilité, ce courage de dire son désir. J’ai été heureux de le rencontrer, sans autant avoir le désir de le faire avec lui. Mais en le rencontrant, il m’a donné accès à l’homme, au père et au fils qu'il était.
Je me suis dit que c’était l’occasion pour nous de ne pas recréer, de ne pas faire de la performance, mais vraiment d’aller explorer des choses qui étaient brûlantes, authentiques, un peu enfouies aussi en lui, mais qui demandaient à s’exprimer. J’ai été séduit par l’honnêteté du travail auquel ça nous invitait. Par ailleurs, il y a quelque chose d’assez singulier chez lui. C’est un être d’une étonnante bonté, comme on le ressent, je pense, au cinéma. Il est beau, il est ouvert intellectuellement et de cœur. C’était important pour mon film parce que je ne voulais pas faire un film sur un mauvais père.
Et il est formidablement accompagné par Laura Dern, qui joue la mère. Avoir des acteurs aussi connus, aimés et appréciés, est-ce que cela vous permettait aussi de rapprocher cette histoire du public?
FZ : Il y a toujours un phénomène de familiarité qui est important au cinéma. Il faut qu’il y ait un espace qui nous soit laissé à nous, les spectateurs. Pourtant, Hugh Jackman incarne presque une figure de héros et là, c'est un héros qui échoue. De la même manière, Anthony Hopkins c’est l’homme du contrôle et de la maîtrise de la situation et c’est lui qui perdait le contrôle de sa propre réalité dans «The Father». Ce qui m’intéressait aussi, c’était de les emmener à des endroits familiers, mais décalés.
Pour Anthony Hopkins, j’avais tenté de le mettre en face de la caméra sans aucune protection, pour qu’il soit Anthony, avec comme seul point d'appui, sa propre conscience de la mortalité, et sa propre peur d’être perdu dans ce labyrinthe mental. Et de la même façon, avec Hugh Jackman et Laura Dern, le principe a été de les inviter à n’avoir comme point d’appui uniquement leur instinct de père, de mère, et d’enfant.
Vous faites d’ailleurs revenir Anthony Hopkins, qui n’était pas dans la pièce, dans une scène cruciale qui renvoie Hugh Jackman à sa propre condition de père et de fils. On y mange du canard mort comme les liens filiaux, comment interprétez-vous cette scène?
FZ : Effectivement cette scène n’est pas dans la pièce. Le grand-père, enfin le père du père, était comme un fantôme qui planait au-dessus de la pièce. Mais en écrivant le film, j’ai senti qu’il fallait lui donner du corps pour que, soudain, on sente que ce père est aussi un fils et un fils en douleur. Et quelque part, la clé de sa propre trajectoire se situe dans cette scène. Dans la scène abominable que vous décriviez, ou Hugh Jackman est coincé entre l’amour parental et la parole médicale, finalement, il prend la décision de ne pas écouter le docteur pour ne pas être le père qui abandonne, comme son propre père l’a été, ce que l’on comprend dans cette scène du canard (rires).
Ce par quoi il échoue, c’est, en réalité, ce par quoi il a été meurtri par Anthony Hopkins. Ça mettait une connexion dynamique entre ces différentes générations sur la façon dont on hérite de traumatismes. Et sur la manière dont quelque part, si on ne fait pas la paix avec son passé, on n’en finira pas d’être celui qui tente de régler ses comptes avec l’enfant douloureux qu’on a été. Et avec les meilleures intentions, ça peut nous envoyer aux pires endroits.
Un petit mot quand même avant que l’on se quitte sur la fin de votre film. Peut-on y voir, en substance, un commentaire, sinon une observation, sur le port d’armes aux États-Unis?
FZ : Alors c’est une question qui est difficile en peu de temps. Comme vous le savez, c'est une pièce française au début, donc, ça serait mentir que de dire que c’était un regard sur l’Amérique. Mais j’ai été obligé de me poser la question de la résonance de l’arme dans un contexte américain. C’est pour cette raison d’ailleurs que j’ai décidé de ne pas la filmer. Elle est presque représentée de manière allégorique derrière une machine à laver. Il y a des plans d’une machine à laver qui ne cesse de tourner. On ne sait pas très bien ce que ça veut dire, mais on pressent quelque chose de l’ordre du danger, comme quelque chose qui serait inarrêtable, comme la tragédie qui est en cours.
Mais on le relie psychiquement à l’idée du fusil qui est censé avoir été donné par le grand-père. D’ailleurs on le voit chez lui, de façon très rapide, pour qu’il y ait juste une présence visuelle. Mais comme disait Tchekhov, quand on mentionne une arme à feu dans l’acte un, on sait que l’acte cinq nous précipitera dans la tragédie. Et je voulais vraiment que ça ne soit pas simplement un ressort scénaristique, mais que ça soit une impression latente, et qui ne fera que grandir, comme une prise d’otage quelque part.
Il n’en demeure pas moins qu’il y a un enfant qui n’est pas bien et un père qui laisse l’arme à feu dans l’appartement. C’est quelque chose qui pourrait susciter la suspicion. Mais moi, je crois que c’est ce que font les gens. Les gens font des erreurs, de grosses erreurs, et parfois juste sous nos yeux. Je crois que ce sont ce que les gens font malheureusement.
«The Son» est à découvrir au cinéma le 1er mars.
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