Interview29. Juli 2024

Interview de Zar Amir Ebrahimi: «Les cinéastes en Iran ne veulent pas rester enfermés dans la censure»

Interview de Zar Amir Ebrahimi: «Les cinéastes en Iran ne veulent pas rester enfermés dans la censure»
© 2024 Filmcoopi

Prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes en 2022 pour son rôle de journaliste dans «Les Nuits de Mashhad», aujourd’hui, l’iranienne Zar Amir Ebrahimi est à l’affiche du bouleversant «Shayda». Parcourant les festivals du globe, nous l'avions rencontré à Locarno en 2023 pour ce film, quelques mois après son passage à Berlin avec le troublant «Mon pire ennemi».

(Propos recueillis et mis en forme par Marine Guillain)

Étrange film que «Mon pire ennemi», expérience choquante et dérangeante qui flirte avec les frontières du documentaire et de la fiction. Afin de dénoncer les pratiques des autorités iraniennes, le cinéaste Mehran Tamadon s’est mis dans la peau d’un prisonnier et a demandé à des personnes de son entourage, dont l’actrice Zar Amir Ebrahimi, de lui faire subir un interrogatoire tel que pourrait le faire un agent de la république islamique.

«J'ai vécu plusieurs mois d'interrogations en Iran et l'idée était que je m'en inspire», nous a expliqué Zar Amir Ebrahimi lors de la Berlinale en février dernier, alors que nous étions encore sonnés par le long métrage que nous venions de découvrir. Star du petit écran dans son pays, l’actrice a dû fuir en 2008, à la veille de sa condamnation à dix ans d’interdiction de toute activité artistique et à une peine de 90 coups de fouet. Cela à la suite de la diffusion malveillante d’une vidéo intime d’elle sur internet. Depuis, la comédienne habite en France.

Zar Amir Ebrahimi: «Les cinéastes en Iran ne veulent pas rester enfermés dans la censure»
Zar Amir Ebrahimi à la présentation de «Mon pire ennemi» à la Berlinale en février 2023 © Berlinale 2023

«Quelques jours avant le tournage, je me suis demandé pourquoi j'avais accepté», poursuit l’Iranienne. «Se mettre dans la tête du bourreau est une expérience violente et étrange, qui me laisse encore aujourd'hui avec 1000 questions sans réponse. La plupart des choses ont été improvisées sur le moment. Je posais des questions à Mehran Tamadon, j’essayais de le déstabiliser, de le choquer… Au bout d'un moment, tous les membres de l'équipe de tournage sont devenus mes collaborateurs, on cherchait à le détruire, à le faire craquer. Je l'ai enfermé tout nu toute la nuit dans une salle de bain minuscule où il faisait super froid. Je n'ai pas pu en dormir, mais il fallait que j'aille jusqu'au bout. Après le tournage, j'ai eu besoin de prendre de la distance. J'en voulais à Mehran de m’avoir fait vivre ça, je n'avais plus envie de lui parler. Deux ans après, ça a changé, par contre, je ne peux pas voir ce film, je le déteste, ainsi que tout le dispositif qui va avec. J'ai un rapport d'amour haine avec ce film!» Malgré tout, l’actrice et le réalisateur seront présents au CityClub Pully (VD) le 17 janvier et au Bio à Carouge (GE) le 18 janvier pour présenter cette coproduction franco-suisse.

Prix cannois et menaces

Zar Amir Ebrahimi a vu sa côte grimper en flèche depuis son Prix d’interprétation au Festival de Cannes 2022. Dans le thriller «Les Nuits de Mashhad», d’Ali Abbasi, elle jouait une journaliste en lutte contre l’oppression religieuse et le sexisme: «J'ai eu beaucoup de retours positifs sur ce film, je crois que les gens sont contents que des cinéastes fassent des films proches de la réalité. Ce sont des miroirs de la société, et même s'ils sont un peu sales, il faut en parler, sinon on n'arrive jamais à régler les problèmes.»

La comédienne confie qu’elle ne s’attendait pas à recevoir autant de menaces à la sortie du film: «On pensait bien que le gouvernement n'allait pas aimer… mais les gens sont devenus fous! Il y a des personnes de l'équipe qui n'ont pas pu rentrer en Iran, le réalisateur, par exemple, vit désormais à Berlin… Il a fallu du courage pour faire ce film, c’était une vraie prise de risques.» Et d’évoquer le cinéma iranien de manière plus large: «En Iran, tu ne peux rien dénoncer, rien n’est jamais franc, il y a toujours une partie fake dans notre cinéma, qui est contrôlé par une dictature. Surtout si ça concerne l'histoire des femmes! Parfois, on passe par la poésie pour s’exprimer. Les cinéastes et les comédiens en Iran essaient de plus en plus d'être connectés à la communauté internationale, ils ne veulent pas rester enfermés dans la censure.»

Zar Amir Ebrahimi: «Les cinéastes en Iran ne veulent pas rester enfermés dans la censure»
Zar Amir Ebrahimi dans «Shayda» réalisé par Noora Niasari © Filmcoopi Zürich AG

Membre du jury au dernier Festival de Locarno, la comédienne y a aussi présenté «Shayda», récit puissant d’une jeune mère iranienne et de sa fille de six ans qui, fuyant un mari violent, trouvent refuge dans un centre pour femmes en Australie. Le film a été produit par Cate Blanchett et réalisé par Noora Niasari, qui raconte en réalité sa propre histoire, lorsqu’elle était enfant. «Dès que j’ai lu son scénario, je me suis sentie Shayda, raconte Zar. Je ne suis pas mère et c’était un vrai challenge de jouer ce rôle, car je ne savais pas à quoi m’accrocher. En même temps, j’avais l’impression que c’est une femme qu’on connaît, que l’on a toutes un peu d’elle en nous. Je le suis tellement attachée et j’y ai investi tellement qu’aujourd’hui, Shayda me manque.» Pour la comédienne, jouer devant Noora Niasari et sa maman, qui était présente sur le plateau, a été une expérience pesante, loin d’être évidente. Elle raconte avoir pleuré tous les jours et perdu quatre kilos sur le tournage.

«Cette violence envers les femmes ne concerne pas que les femmes iraniennes, il y en a partout», relève-t-elle. «Il y a des féminicides en France, en Italie, aux États-Unis… Ce qui était le plus intéressant pour moi, c’était de mettre en scène ce traumatisme et de réfléchir à comment on pouvait s’en remettre… Je me suis inspirée de mon expérience, de mes rencontres avec d’autres femmes et de toute la violence que j’ai vu autour de moi, en Iran et ailleurs.» «Shayda» sortira sur les écrans romands courant 2024.

Le judo, la littérature et… l’Iran

Autre film à venir: «Tatami», toute première coproduction irano-israélienne, mise en scène par Guy Nattiv et Zar Amir Ebrahimi. Le film raconte le combat d'une judoka iranienne qui refuse de se plier à son gouvernement. Celui-ci lui ordonne d’abandonner le tournoi en simulant une blessure, afin de ne pas affronter une Israélienne. Ce thriller politique avait été présenté en avant-première mondiale à la Mostra de Venise, en septembre dernier.

La comédienne sera aussi à l’affiche de «Reading Lolita in Tehran», avec son amie et sœur d’exil Golshifteh Farahani. Cette dernière incarne une professeure qui a dû démissionner de l'Université de Téhéran sous la pression des autorités iraniennes, et qui réunit chez elle clandestinement des étudiantes pour découvrir des œuvres littéraires. «C’est l’adaptation d’un bestseller», explique Zar Amir Ebrahimi. «Les filles commencent à lire Lolita et en même temps, elles racontent leur vie. C’est féminin, c’est beau… Je joue une étudiante, c’est un petit rôle, mais c’est génial d’avoir pu tourner avec Golshifteh, j’espère que l’on trouvera d’autres projets ensemble!»

Grâce à ses films et à sa voix, cherchant à faire évoluer la place des femmes dans la société iranienne, Zar a figuré parmi les 100 personnalités de la prestigieuse «BBC 100 Women 2022», qui met à l'honneur des femmes inspirantes du monde entier. Elle se consacre actuellement à «Honor of Persia», son premier long métrage, qui sera inspiré de sa dernière année en Iran: «Cela fait des années que je travaille dessus. Il faut que cette histoire reste personnelle et authentique, mais aussi qu’elle soit universelle et puisse toucher beaucoup de monde.»

A lire aussi sur Cineman :

Cet article vous a plu ?


Commentaires 0

Vous devez vous identifier pour déposer vos commentaires.

Login & Enregistrement