Kritik23. Mai 2022

«Triangle of Sadness», «Tchaikovsky's Wife», «La nuit du 12»… Nos critiques du Festival de Cannes 2022

«Triangle of Sadness», «Tchaikovsky's Wife», «La nuit du 12»… Nos critiques du Festival de Cannes 2022
© Collage : Cineman

Découvrez nos critiques de la 75e édition du Festival de Cannes.

Compétition Officielle

«Triangle of Sadness»

De Ruben Östlund

Dans son nouveau film, le réalisateur suédois Ruben Östlund nous donne énormément à voir. Un sentiment d'inconfort nous traverse pendant deux heures et demie ; à son apogée, «Triangle of Sadness» piétine même la limite du supportable.

Le long métrage se veut une critique acerbe des riches et des beaux de ce monde. Ainsi, Yaya (Charlbi Dean), magnifique mannequin, souhaite arrêter sa carrière et épouser un millionnaire. De son côté, un capitaine de bateau de croisière alcoolique (Woody Harrelson), dégouté par la haute cuisine, préfère commander des hamburgers et des frites.

Le cinéaste Ruben Östlund, déjà Palme d’Or à Cannes en 2017 avec «The Square», met à rude épreuve le seuil de tolérance à la douleur de son public. Dans sa partie centrale, plus longue que les deux autres, le dégoût se mêle à une joie presque enfantine. Sans en révéler davantage sur le film, chaque rebondissement surprend, chaque réplique tombe à pic.

Et quand vous pensez qu’il est impossible d’être encore plus radical, «Triangle of Sadness» se plaira à vous contredire. Mais au-delà d’une vaste critique sur celles et ceux qui gaspillent leur richesse dans la décadence, le long métrage remet merveilleusement en question les modèles et les conventions liés aux rôles et aux genres. Une extraordinaire richesse d’idées, une satire parfaitement mise en scène et portée par une attention toute particulière pour les détails, même les plus simples.

(Critique : Teresa Vena)

«Frère et sœur»

D'Arnaud Desplechin

En compétition pour la Palme d’Or cannoise, «Frère et sœur» sonde les liens du sang. À l’heure du décès de leurs parents, un frère et une sœur en froid depuis plus de 20 ans doivent se faire face. Arnaud Desplechin signe une ode à la fraternité, pour le meilleur… comme pour le pire.

Après «Tromperie» (2021), adaptation du roman de Philip Roth, Arnaud Desplechin semble vouloir persévérer dans une exploration des rapports humains. Cette fois-ci, plus dans l’aversion que dans l’amour… Contrairement à ce que l’on pourrait se représenter, ce n’est pas un secret familial qui est à l’origine de la rupture fraternelle. Longtemps, Alice et Louis ont été proches. Dans l’avion qui le ramène à Paris, Louis – écrivain croisé entre Sylvain Tesson et Frédéric Beigbeder – est subitement pris par une pulsion.

Sur un bout de papier, il rédige une lettre à l’attention de sa sœur. Il fixe la caméra et rappelle leur complicité de l’enfance, mais aussi son caractère boudeur et désagréable. Brisant le quatrième mur, cette séquence trouvera son miroir dans les dernières minutes du long métrage. Car le dialogue est inexistant entre les deux personnages. Une répulsion qui atteint même l’intégrité physique. La rencontre inéluctable a lieu dans les couloirs de l’hôpital. Alors qu’elle visite ses parents, Alice s’effondre à la vue de son frère.

Thématiquement pertinent, le flou et les liens incompréhensibles des relations fraternelles sont malheureusement couverts par la surenchère de la violence et de la rancune. On ne saurait nier cette haine viscérale à l’écran, mais fallait-il en faire autant ? La dernière partie du film résout pourtant la chimère. Le soufflet retombe, l’endurance du spectateur aussi.

Lire la critique complète.

(Critique : Fanny Agostino)

«Tchaikovsky's Wife»

De Kirill Serebrennikov

Du «Lac des cygnes» à «Casse-noisette», les compositions de Piotr Ilych Tchaïkovski comptent parmi les œuvres les plus connues de la musique classique. Probablement homosexuel, l’artiste était pourtant, sans grande surprise, marié. Et c'est de son épouse, Antonina, dont il est question dans l'opulent drame historique de Kirill Serebrennikov.

Si Tchaïkovski fait clairement comprendre à sa femme la répulsion qu’elle lui inspire, elle s’accroche, obsédée par son mariage. Une caractérisation qui s’inscrit dans une interprétation du personnage, accentuant l’impact qu'Antonina aurait eu sur le compositeur, la rendant responsable de son déclin en entravant son génie.

Pendant plus de deux heures et demie, nous assistons à l'humiliation répétée de la protagoniste qui n’est pas complètement innocente. Il en ressort une sensation de voyeurisme, une recherche de plaisir dans la souffrance et la misère d'autrui, baignée de misogynie. Une approche plus critique aurait pu mettre l’accent sur le cercle d’hommes entourant l’artiste. En effet, l'homosexualité était, comme aujourd'hui encore, un sujet tabou en Russie, une identité dangereuse à assumer ouvertement. «Discréditer» un héros national comme Tchaïkovski pourrait être tout aussi risqué.

De ce personnage principal, personnification du fanatisme, pourrait transparaître une intention politique et critique du réalisateur Kirill Serebrennikov. Lorsque Tchaïkovski écrit à sa femme, tous ses mots sont calculés, il utilise des éléments de lettres d'amour types pour la gagner à sa cause et flatter son propre ego. Et ainsi, Antonina l’idolâtre comme un être supérieur, et peu lui importe s'il se comporte comme un tyran impitoyable. Cet aveuglement, ce désir d'être dirigé, pourrait être perçu comme un commentaire sur Poutine et son entourage.

(Critique : Teresa Vena)

«Le otto montagne»

De Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

Cinéaste flamand, Felix van Groeningen avait déjà attiré l’attention du public avec ses précédents films. Son plus grand succès, «The Broken Circle Breakdown» (2012), présentait un jeune couple face à la leucémie de leur fille. Un mélodrame qui nous avait englouti. Dans «Le otto montagne», production franco-italo-belge, il réalise avec sa compagne, l’actrice Charlotte Vandermeersch. Il est question ici de deux amis d’enfance, Bruno et Pietro.

Si Bruno est originaire des hautes montagnes des Apennins dans le Val d’Aoste, Pietro est un garçon de la ville. Enfants, alors que ce dernier était en vacances dans le petit village de Grana avec sa famille, ils font connaissance et sympathisent. Au fil des années, ils finissent par se perdre de vue avant de se retrouver plus d’une décennie plus tard. Adapté du roman de l’écrivain italien Paolo Cognetti, «Le otto montagne» («Les Huit Montagnes» en français) interroge sur la place des individus dans le monde, l’identité et les racines.

Sans les impressionnants plans de montagne, majestueux au format d'image 4:3, et la performance de son duo d’acteurs, le long métrage pourrait manquer de dynamisme. Le monde taciturne et souvent muet de ses personnages rend l’immersion des plus complexes et les dialogues secondaires ajoutés à la musique kitch ne sauront égayer l’ensemble.

Par manque d’explication, le contexte culturel pourra aussi échapper au public étranger, rendant futiles les efforts fournis par les acteurs principaux pour s’adapter à la culture régionale de leurs personnages. Enfin, le film reproduit quelques clichés, tels que le stéréotype même du montagnard ou le Népal comme lieu d’une quête intérieure. «Le otto montagne» sera cette œuvre intense, mais à l’histoire un peu mince. Il n’en reste pas moins les interprétations exceptionnelles de Luca Marinelli et d'Alessandro Borghi.

(Critique : Teresa Vena)

Un Certain Regard

«Return to Seoul»

De Davy Chou

Un cinéaste tiraillé entre deux cultures. Régulièrement invité des festivals internationaux en qualité de réalisateur ou de producteur, le réalisateur franco-cambodgien Davy Chou est un habitué des grandes thématiques existentielles : les origines, l'identité ou encore la recherche de sa place dans ce monde. Dans «Return to Seoul», Chou, dont les parents ont fui le Cambodge et le régime des Khmers rouges pour se réfugier en France, s’imprègne de son histoire familiale et de ses expériences personnelles.

«Triangle of Sadness», «Tchaikovsky's Wife», «La nuit du 12»… Nos critiques du Festival de Cannes 2022
Park Ji-Min dans «Return to Seoul» © Films du Losange

Ainsi, «Return to Seoul» nous raconte l’histoire de Freddie (Park Ji-Min), une jeune femme née en Corée du Sud puis adoptée par un couple de français à sa naissance. Elle ne retourne sur ses terres ancestrales que lorsqu'elle est adulte et recherche aujourd’hui ses parents biologiques, moins soucieuse de comprendre pourquoi ils l'ont congédiée à l'époque, que de combler un vide en elle-même. Une quête intérieure rocailleuse, mais délicate ; voilà l'un des principes fondamentaux du film qui pose un regard réconfortant sur celles et ceux qui proviennent de différentes cultures.

Outre l’importance du sujet du film, il permet au passage de poser un regard sensible sur le phénomène encore méconnu de la vague d’adoptions massives d'enfants sud-coréens dans les années qui ont précédé le miracle économique du pays. Composé d’images mémorables, Return to Seoul se révèle artistiquement exigeant.

(Critique : Teresa Vena)

Cannes Première

«La nuit du 12»

De Dominik Moll

«En France, 20% des enquêtes ouvertes pour meurtre n'aboutissent jamais à l'arrestation du coupable». Ainsi s’entame «La nuit du 12», nouveau long-métrage du cinéaste Dominik Moll qui nous plonge au cœur d’une sombre affaire criminelle : une nuit, une jeune femme est aspergée d'essence et incendiée par un homme cagoulé. L'unité de Yohan (Bastien Bouillon), le chef de la police judiciaire fraîchement nommé, est chargé de l'enquête.

Depuis son thriller «Harry, un ami qui vous veut du bien» (2000) et «Seules les Bêtes» (2019), le réalisateur français a fait preuve d'un sens du rythme, d'un humour sec, souvent cynique et d'une direction précise de ses acteurs. Ici, le cinéaste s'attaque aux horreurs des féminicides et le duo emmené par Bastien Bouillon et Bouli Lanners dans la peau de deux enquêteurs convainc. Deux hommes qui parlent peu, mais honnêtes, et qui incarnent une masculinité consciente de leur responsabilité sociale.

Pendant plus de deux heures, le film profite d’une dense mise en scène pour maintenir le suspense de son film à flot. Inspiré du livre «18.3 : Une année à la PJ» de l’écrivaine Pauline Guéna (aussi scénariste), «La nuit du 12» offre une exploration noire, complexe et tendue au cœur de la police judiciaire et d’une sombre enquête.

La forme du long-métrage s’oppose à une structure plus conventionnelle de thriller et de film policier, dégageant même un espace bienvenu pour quelques notes d’humour, notons les moments à la photocopieuse ou les digressions sur la rédaction des rapports infinis. Au coeur du fléau des féminicides et des violences faites aux femmes, Dominik Moll regarde son sujet en face et «La nuit du 12» d'en faire le très bon récit.

(Critique : Teresa Vena).

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