Al-Shafaq, le crépuscule Suisse 2019 – 98min.
Critique du film
Re-ligere
C’est un sujet explosif, pourtant, le cinéma européen semble avoir du mal à s’en emparer pleinement et pour cause, il y a de quoi être frileux: qui peut vraiment se targuer de comprendre le phénomène de radicalisation islamique menant au terrorisme au point d’en faire un film? Des frères Dardenne à André Téchiné en passant par Marie-Castille Mention-Schaar, difficile d’échapper aux clichés romancés portés par des castings cinq étoiles. Heureusement, le salut est possible, et Al-Shafaq en est une preuve éclatante.
La famille Kara, d’origine turque, vit à Zurich. Abdullah, le père, musulman pratiquant très croyant, dirige la famille en patriarche sévère, bien qu’il ne pense qu’à faire le bien. Emine, sa femme, est plus modérée, tout comme son fils aîné Kadir et sa fille cadette Elif, bien intégrés et moins scrupuleux vis-à-vis de leur religion. Le drame de la vie d’Abdullah viendra pourtant de Burak, qui s’éloigne de plus en plus de sa famille à mesure que sa pratique de la foi se durcit. Le destin d’Abdullah se mêlera également à celui de Malik, enfant réfugié kurde qui ne connaît que trop bien les horreurs de la guerre.
Ce n’est que son deuxième film, mais si Esen Isik continue de manipuler des sujets aussi complexes que celui-ci avec autant de pertinence et sa matière cinématographique avec autant de finesse, il est possible qu’Al-Shafaq ne soit que le début d’une puissante carrière artistique. Loin des prêches rédemptrices habituelles sur le phénomène ou de l’analyse froide des causes sociales, Al-Shafaq remet sur le devant de la réflexion la question de la pratique de la foi, et apporte une nouvelle pièce extrêmement importante à cette même réflexion: contrairement à son essence originelle, à son nom même, la religion, les religions, ne relient plus, elles divisent, cassent les liens et détournent les repères moraux. Des liens et repères qu’Esen Isik entend aider à restaurer par l’art cinématographique, et notamment une pratique du montage devenue rare de nos jours et époustouflante de maîtrise, transcendant une évidente économie de moyens.
Ce n’est pas le temps qui guide le film, mais bien les effets de sens et les liens logiques, plutôt que les habituels liens sociaux ou familiaux. Sautant d’un point d’accroche à un autre, profitant des effets de rimes narratifs pour accrocher deux évènements séparés par le temps et l’espace mais dans le même présent thématique, Esen Isik articule son récit autour des idées qui la traversent et non pas autour du spectacle des évènements; c’est moins le drame qui importe (même s’il est évidemment abominable) que la compréhension individuelle de celui-ci et le dépassement positif du trauma qui doit en découler. En résulte une œuvre extrêmement mature et éclairante, quoiqu’habitée par des personnages un brin mécaniques. On ressort immédiatement grandit d’Al-Shafaq tant il fait éclore la pensée et l’esprit, mais également humilié par l’expérience complexe du monde qu’il transmet. «Exigeant avec moi-même, tolérant avec les autres»: Al-Shafaq est la traduction filmique de l’un des principes les plus majestueux de l’Islam.
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