Pour l'éternité France, Allemagne, Norvège, Suède 2019 – 78min.
Critique du film
J’ai vu un homme, un cadavre exquis
Moins loufoque que son confrère grec Yórgos Lánthimos, le danois Roy Andersson n’en est pas moins singulier pour autant. Toujours empreint de ce regard si personnel qu’il pose sur le monde, dans Pour l’éternité, il continue de raconter l’humanité avec résignation, de décrire la vie humaine dans tout ce qu’elle a de plus absurde. Primé du Lion d’Argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise, on ne peut que saluer le désespoir trempé d’un grotesque presque comique qu’il a insufflé à son sixième long-métrage.
La scène est banale, la plupart du temps. Dépeuplée, l’image met rarement plus d’une ou deux personnes en scène et quand elle le fait, ces dernières n’interagissent pas vraiment entre elles. Les visages sont pâles, résignés, presque blasés. Les corps statiques, comme immobiles. Un homme monte les escaliers d’une rue, apostrophe le spectateur, lui racontant un évènement sans intérêt de la veille (sans intérêt ? Vraiment ?), une femme savoure du champagne, sans vraiment le montrer, les tirs des troupes alliées résonnent dans le bunker d’Adoph Hitler, un homme pleure son sort dans un bus, un couple survole une ville en ruine… bref. Des saynètes s’enchaînent, sans liens apparents si ce n’est leur condition d’homme.
Elle est morose cette éternité, derrière les cernes de ses protagonistes, ses regards perdus dans le vague et ses hommes, tout abandonnés qu’ils sont à leur solitude. Perdus devant le vertige des villes, errant esseulés dans les rues, les appartements et les buildings du capitalisme individualiste, il ne reste pas grand-chose de l’animal social d’Aristote. Ce qu’il reste à croquer de l’homme, c’est l’absurdité de son âme, de ses constructions qui l’ont dépassé. L’homme comme être de solitude ne peut plus être l’un des protagonistes d’une pièce, d’un film, d’une œuvre. Il n’est plus là que pour porter sa croix, sans savoir pourquoi. Pour l’éternité n’a pas d’histoire, il n’est que la vision kaléidoscopique de l’humanité d’aujourd’hui, une sorte de cadavre exquis tirant le portrait des uns puis des autres pour faire naître des questionnements existentiels autant que les sentiments désagréables de malaise, de profonde solitude, de pitié, et d’incompréhension se mêlant à l’hilarité.
L’humour noir du cinéaste est bien là. Il emporte tout sur son passage, s’impose et revient tout comme son esthétique léchée, ses longs plans fixes habillés de couleurs pâles, minimalistes et pourtant foisonnantes de détails. Les séquences n’ont pas de liens les unes avec les autres certes, mais leur mise en scène, leur réalisation, leur habillage sonore — ou son absence —, leur découpage abrupt et la voix de la narratrice viennent appuyer les sentiments divers des spectateurs. La beauté de jeunes femmes qui dansent côtoie l’ennui des autres les ignorant ou l’horreur d’un homme sur le point de se faire exécuter. La joie tente une percée, tout autant que les rêves et les visions fantasmées d’un couple flottant au-dessus d’une ville.
Pour l’éternité est un film sur la solitude de l’homme. Le poids de l’humanité pesant sur ses épaules se lie dans les cernes des uns et dans l’ennui ou le rejet des autres. Les corps sont mécaniques. C’est l’incroyable vacuité et l’inutilité du tout qui se savourent les petits plaisirs quotidiens. Le monde est désabusé, il a perdu le goût de la vie. L’homme est un cadavre exquis.
Vous devez vous identifier pour déposer vos commentaires.
Login & Enregistrement