The Letter Kenya 2019 – 84min.
Critique du film
Entre la sagesse de la binette et la violence de la machette
En compétition dans la catégorie du meilleur film international aux Oscars cette année, programmé dans 15 festivals, The Letter, film intimiste dont émane une force tranquille, peint le tableau d’une culture ancestrale prise en otage par l’avidité de l’époque moderne.
Karisa, jeune habitant de Mombasa, apprend un jour sur Facebook que sa grand-mère, accusée de sorcellerie dans son village, est en danger de mort. Revenant à ses racines, il quitte les klaxons effrénés de la ville pour la tranquillité de la campagne – calme qui n’est tout qu’apparent : remontant le fil des menaces, il dévoile peu à peu les liens qui tissent une communauté, entre des traditions remaniées devenues excuses bien commodes, la force porteuse et ancestrale des femmes et de leur dur labeur et une cupidité symptomatique d’une certaine dérive contemporaine. La terre, à l’origine moyen de subsistance des aînés, est devenue l’enjeu d’une bataille mercantile sans merci.
Dans l’arrière-pays du comté de Kilifi, nul besoin de passer par les liens du sang pour faire partie de la famille : des personnes qui gravitent autour de Mama Kamango, la grand-mère de Karisa, toutes, parents plus ou moins lointains, sont présentées comme « oncles » et « tantes », pratique qui ne se limite d’ailleurs pas aux pays africains. Comme le veut l’adage, il faut tout un village pour élever un enfant : or, avec Karisa, c’est l’enfant qui revient au village pour tenter de démêler le vrai du faux. Mais la sorcellerie d’aujourd’hui n’a plus grand-chose en commun avec celle d’hier : si de tout temps la société a eu ses boucs émissaires, au moins était-il alors possible de les « purifier » par une séance d’exorcisme officielle, avant que n’arrivent l’islam et le christianisme.
Habituée depuis toujours à porter sur ses épaules l’organisation familiale autant que la logistique du travail de la terre, Mama Kamango, nonagénaire d’une lucidité hallucinante, semble être l’une de celles à avoir le plus les pieds sur terre, celle qu’elle cultive d’ailleurs sans relâche et avec bonne humeur. Ironiquement, c’est elle aussi qui, sans le savoir, décrit le mieux les dérives des réseaux sociaux : les gens entendent ce qu’ils veulent entendre puis le diffusent. « Si tu crois à la sorcellerie, ça te rongera » : la vie est liée à des croyances, des colportages qui, au gré de leurs avancées, font d’autant reculer les valeurs et la culture qui sous-tendaient le tissu social.
Les aînés sont une mémoire, des témoins, des passeurs de relais et les maltraiter, comme le sont Mama Kamango, et d’autres personnes âgées revient à piétiner le labeur de toute une vie, à nier leur implication qui a permis à la société d’être aujourd’hui ce qu’elle est. Plus jeune, le mari de Mama Kamango ne l’aidait même pas à chasser les corbeaux des champs ; aujourd’hui, c’est à d’autres corbeaux, humains cette fois-ci, auxquels la vieille dame doit faire face : ceux qui, lui envoyant des lettres anonymes l’accusant de tous les maux, la menacent de mort. Or, comme le découvrira Karisa, ces messages émanent directement de membres de la famille, instillant un poison dans toute une communauté au détriment des plus faibles.
Traitant des sujets universels que sont la place attribuée aux aînés, les relations parfois délicates entre générations ou encore la « non-reconnaissance » de l’existence des femmes dans la société, ce film, le premier pour la musicienne kényane Maya Lekow et codirigé par son époux Christopher King, mérite amplement d’être vu en salles hors des festivals.
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