La Nuit des rois Canada, France, Sénégal 2020 – 93min.
Critique du film
Raconter pour ne pas mourir
Récompensé par le Grand Prix du Festival International du Film de Fribourg (FIFF) en 2021, La Nuit des Rois, second long métrage de Philippe Lacôte, plonge dans le microcosme de la MACA, la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, prison la plus surpeuplée d’Afrique de l’Ouest.
Alors que le caïd Barbe Noire arrive en fin de règne, un nouveau venu débarque le jour de la lune rouge. Le jeune homme sera l’élu : selon la tradition, à lui de raconter des histoires la nuit durant pour captiver son auditoire s’il ne veut pas être tué avant l’aube. Commence alors une veille haletante, performance tour à tour mystique et rationnelle, où l’exploit de la narration, sujet central du film, sert de liant poétique entre légendes, vérités historiques et propres souvenirs de Roman, conteur forcé ainsi rebaptisé pour l’occasion.
Reprenant le nom d’une comédie de Shakespeare, le film joue pourtant dans un tout autre registre : chez le dramaturge anglais, le titre «La Nuit des Rois» ou «Ce que vous voudrez» (en anglais «Twelth Night or What you Will») fait référence à la veille de l’Épiphanie, 12ème nuit après Noël qui marquait le soir de frénésie finale autour des Fêtes. Alors que le règne des rois fêtards se terminait à minuit, ce n’est qu’au petit matin que Roman pourra voir son épreuve prendre fin. Le film de Philippe Lacôte commence sur un moment charnière : celui de la passation des pouvoirs entre le roi de la prison vieillissant et le jeune roi-conteur fraîchement désigné. Entre réalisme et merveilleux apparaîtront également une reine fantastique et le roi des gangs Zama, basé sur un personnage cruel ayant réellement existé. À l’écran, ce ne sont ainsi pas moins de quatre rois qui peuplent le récit.
« Je ne sais pas comment raconter des histoires », commence par protester un Roman désemparé au milieu d’une foule de détenus surchauffés. Par où commencer ? Par sa propre histoire. Faisant référence à sa mère puis à sa tante, toutes deux griottes, il perpétue – bien malgré lui – la tradition ancestrale de la figure du poète, chanteur et musicien dépositaire de l’histoire orale des Anciens. Des personnages singuliers qui peuplent la prison, les conseils de l’un seront salvateurs : ne finis jamais ton histoire, lui souffle à l’oreille le seul détenu blanc, fort avisé malgré sa réputation de « semi-fou », ami d’une poule à l’origine d’une scène digne de Rocky Balboa. Plus qu’un simple divertissement, le conte se fait rassembleur, devient un véritable récit participatif quand les détenus, captivés, se mettent à mimer et à chanter les péripéties relatées par Roman. Le casting a duré deux ans : au total, une trentaine de danseurs, slameurs et chanteurs, tous acteurs non professionnels, ont été retenus.
Filmées le plus souvent caméra à l’épaule, les scènes, entre approche documentaire et insertions imaginaires, révèlent une violence invisible, mais partout palpable : la violence, c’est le sort réservé à celui qui aurait épuisé son récit ; c’est le faux-semblant d’ordre que fait artificiellement régner le chef des détenus ; ce sont les gardiens qui, se gardant bien d’intervenir, se contentent d’observer sarcastiquement à distance avant de tirer dans la foule pour faire revenir le calme ; la violence, c’est aussi l’histoire de tout un pays, ses quartiers sans lois, ses gangs de « microbes », jeunes de 8 à 17 ans dont le réalisateur a lui-même été victime durant la phase de postproduction. Incarnant à la fois un nom propre, une fonction et un substantif, Roman déroule le fil d’une histoire captivante. Par ses mots, c’est la culture de tout un pays qui se dévoile aux yeux du spectateur.
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Commentaires
“Shéhérazade”
Un jeune délinquant est emmené à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, la MACA, seul lieu de détention au monde dirigé par ses prisonniers. Le Dangôro y fait la loi, mais son trône est convoité. Sachant ses jours comptés, l’homme affaibli par la maladie contraint le nouvel arrivant d’occuper ses ennemis potentiels toute une nuit en leur contant des histoires.
Il était une fois Roman, Barbe Noire, Demi-fou, Lame de Rasoir et Silence. Des âmes sombres au passé trouble enfermées dans une jungle entre quatre murs. La violence, l’intimidation et la peur sont leur quotidien. Les gardiens ont baissé les bras et les observent de loin. Seule échappatoire, l’imaginaire. Car à l’écoute du griot désigné, ces hommes féroces redeviennent des enfants.
Hommage à Shakespeare et aux 1001 nuits durant lesquelles Shéhérazade tenait éveillés ses bourreaux pour ne pas mourir. Le contexte actuel africain évoque la misère urbaine et le chaos politique de la Côte d’Ivoire avec des images de l’arrestation du président Gbagbo. L’enfer de la MACA, prison principale du pays, crée le malaise, mais les élans théâtraux du discours – chœur illustrant les mots prononcés – permettent de souffler. Les sous-titres sont parfois nécessaires pour mieux comprendre. Si l’imbrication des histoires avait été plus fluide et subtile, le film serait devenu passionnant.
(6.5/10)… Voir plus
Dernière modification il y a 3 ans
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