CH.FILM

Mes amis espagnols Suisse 2024 – 79min.

Critique du film

À l’inverse de la migration

Critique du film: Laurine Chiarini

Arrivées en Suisse dans les années 70 pour y travailler, de nombreuses familles espagnoles de Galicie sont retournées au pays 30 ans plus tard. Dans leur sillage, leurs enfants, né·es en Suisse. À Bienne, parachuté enfant dans une classe au milieu de camarades espagnols, le réalisateur se souvient.

De parents espagnols, galiciens plus spécifiquement, ils sont nés en Suisse dans les années 80. Adolescents, ils n’ont eu d’autre choix que de suivre leurs familles dans leur retour au pays, sans qu’on leur demande leur avis. Scolarisé à Bienne, dans le canton de Berne, le cinéaste Adrien Bordone y avait rencontré ses meilleurs amis, tous espagnols. Des années plus tard, après le déracinement helvétique, il les retrouve dans un pays qui a dû (re)devenir le leur. Si l’immigration vers la Suisse est bien documentée, le regard se pose ici sur le mouvement inverse: celui du retour au pays après des années de dur labeur, quand l’argent gagné servait à construire une maison, alors que les enfants se retrouvaient dans un pays dont ils ne connaissaient presque rien.

Historiquement, l’immigration constitue un important chapitre de l’histoire suisse. Composée majoritairement d’Italiens dans les années 50 à 70, elle vit un nombre croissant d’Espagnols arriver au début des années 60. Comme se rappelle la mère de l’un des protagonistes, tous anciens amis d’enfance du réalisateur, l’embauche était alors facilitée dans les usines et l’hôtellerie. Au milieu des années 70, au sortir du franquisme, face à des perspectives économiques moroses, de nombreux Espagnols émigraient avec un objectif à long terme : celui de retourner au pays, et, avec l’argent gagné, de construire une maison.

Objet d’une petite poignée de films dans le cinéma suisse, l’immigration de cette époque ne montrait qu’un seul sens du voyage : vers la Suisse. Ici, c’est au retour que s’intéresse la caméra du réalisateur, aspect largement passé sous silence. Ponctuée de quelques remarques en voix off, l’image se fait force de rassemblement. Réunissant dans la même pièce Domingo, Jesus, Ramon et deux Martin, le présent se discute dans la perspective d’une bande d’amis d’enfance. Que sont les rêves devenus? Déracinés, arrachés à leur existence helvétique d’après leurs propres dires, les petits Espagnols, de retour au pays, en ont longtemps fait des cauchemars. D’une rangée d’enfants en pantoufles sagement alignés, pour saluer leur enseignant chaque matin, l’un d’entre eux se remémore le chaos culturel : en Espagne, les enfants «se précipitaient dans la salle, comme un troupeau de bétail dans le désordre».

Donnant également la parole aux parents, le film permet de remettre les choses à plat, d’éclairer pudiquement un pan de l’histoire familiale jusque-là guère évoqué. Sans jamais pour autant tourner au règlement de comptes, il retrace la réussite certes matérielle qu’incarne la maison, mais dont le tribut peut être lourd à payer. L’une des mères pensait réunir toute sa famille en retournant en Galicie. Or, celle-ci est éclatée entre plusieurs pays : elle a des regrets. Pour toujours partagés entre deux cultures, ils ont tous été forcés de s’adapter. L’un a acheté un appartement ; un autre est retourné en Suisse, et un troisième est devenu père. Les retrouvailles, ce sont aussi des réflexions sur les amis, la famille, les amours. À la fois touchant et personnel, ce documentaire a une portée universelle qui parlera à tous les immigré·es du monde et à leurs ami·es.

23.09.2024

3.5

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