Careless Crime Iran 2020 – 139min.

Critique du film

La tragédie inspirée

Critique du film: Laurine Chiarini

En 1978, l’incendie criminel du cinéma Rex en Iran faisait plus de 450 victimes, préfigurant la révolution qui allait éclater l’année suivante. Prenant la tragédie comme point de départ, naviguant entre strates temporelles et espaces physiques, le film du réalisateur iranien Shahram Mokri questionne la forme de la mémoire collective et la place du cinéma dans la société iranienne d’aujourd’hui.

Souvent oublié ou peu connu en Occident, l’épisode de l’incendie est resté vivace dans la mémoire du peuple iranien, chez les plus jeunes également. Mais le propos de Careless Crime n’est ni d’être un documentaire, ni une reconstitution. Essai cinématographique autant que « méta-film », il offre la relecture d’un récit historique vu par le prisme du cinéma. Redéfinissant les frontières spatiales et temporelles, il suit un groupe de protagonistes qui, aujourd’hui, tentent de reproduire le geste fatal de leurs homologues d’hier. Dans le cinéma que ciblent les 4 compères est projeté « Careless Crime », film dans le film qui relate la rencontre dans la montagne entre un groupe de soldats et des jeunes femmes prévoyant une projection en plein air de « The Deer », film montré lors de la funeste séance 42 ans plus tôt.

Le cinéma doit batailler pour se faire une place, à commencer par l’espace restreint de la salle où les exploitants, n’ayant pas reçu l’autorisation d’augmenter le prix des billets, se démènent pour caser un maximum de sièges. Puis dans les limites officielles du Musée du Cinéma d’Iran, à Téhéran, où se rend ironiquement l’un des aspirants incendiaires pour se procurer des médicaments sous le manteau. Dans l’une des salles défilent les images de « The Crime of Carelessness », court-métrage américain de 1912 dénonçant la mort de quelque 150 ouvrières dans l’incendie d’une fabrique de vêtements et prélude à la catastrophe du Rex. « Mes films sont remplis de l’amour que j’ai pour les autres films » : pour Mokri, puiser son inspiration dans le cinéma des autres est presque une évidence, à la fois hommage et plaisir.

Si l’abondance de détails peut en faire échapper certains à la vigilance du spectateur, aucun ne tient du hasard. Sujets de chipotages sans fin, ils donnent lieu à des scènes parfois absurdes et souvent comiques : le film projeté il y a 42 ans s’appelait-il « The Deer » ou « A Deer » ? Toute la différence tiendrait à la taille de ses bois, selon qu’ils seraient visibles ou non. Dans une syntaxe minutieuse, les mots ont leur vie propre et peuvent exister sans images. Un échange cocasse entre mère et fille lors d’une tentative de parcage se passe entièrement en paroles, décrivant l’action, les alentours et d’autres participants invisibles alors que la caméra reste fixe face aux deux femmes.

Poussé à son paroxysme, le motif du film dans le film en devient presque étourdissant. Le récit fait sauter les barrières, laissant au cinéma tout loisir de dialoguer avec lui-même. Plutôt que d’être séparées en blocs distincts, les époques, tout comme les films du film, s’entremêlent pour former une nouvelle temporalité. Le même protagoniste, faisant référence au Shah alors encore au pouvoir, se retrouve quelques instants plus tard dans le Téhéran d’aujourd’hui : est-on en 1978 ou en 2020 ? En réalité, là n’est pas la question : s’aventurant aux confins d’un réalisme magique, la finesse narrative mérite la confiance du spectateur qui, pour peu qu’il s’y laisse emporter, s’en verra largement récompensé à la fin des presque deux heures et demie que dure le film.

12.10.2021

4.5

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