Les Intranquilles Belgique, France, Luxembourg 2021 – 118min.
Critique du film
La bipolarité au quotidien
Une nouvelle fois, Joachim Lafosse s’immisce dans la vie de famille. Après le divorce (L’économie du couple, 2016) et l’infanticide (À perdre la raison, 2012) c’est la bipolarité qui est au cœur de l’intimité. Sans mièvrerie, la caméra suit le parcours d’un couple entre rechutes et espérance.
Leïla (Leïla Bekhti) et Damien (Damien Bonnard) sont l’essence du couple bohème. Tous deux travaillent dans l’univers de l’art. Elle restaure des meubles pendant que son mari peint des toiles dans son atelier. Leur maison, située dans le sud de la France, est le cliché même de la maison d’artiste. Une vie sur mesure, hors du temps. Un équilibre remis en question durant des vacances balnéaires. Damien ne dort plus. Il devient hyperactif. Lors d’une balade en bateau, il abandonne son fils d’une dizaine d’années en pleine mer, puis rentre à la nage quelques heures après. D’autres comportements étranges se produisent. Sa femme finit par s’inquiéter. À l’hôpital, le verdict tombe : Damien est bipolaire.
La dernière décennie a octroyé une large place à la représentation de la maladie au cinéma. Deux canevas semblent se profiler. Le premier fait la part belle aux tares de la vieillesse. Emblématique de cette mouvance, Amour (2012) de Michael Haneke récompensé par la Palme d’or. Plus récemment, l’adaptation renversante de la pièce de théâtre The Father (2020). Enfin, même le décrié Gaspard Noé s’y est mis (Vortex, 2022). Mais cette tendance ne saurait exempter la place d’autres pathologies. On pense à 120 battements par minutes (2017) qui retrace le parcours de militants contre la vague de Sida des années quatre-vingt-dix ou encore La guerre est déclarée (2011) dans lequel Valérie Donzelli raconte son expérience de mère combative face au cancer de son enfant. Les intranquilles s’insère donc dans cette seconde sélection. Touchant à la maladie mentale, Joachim Lafosse évite le piège d’une mise en scène intériorisée des troubles de la personnalité. Témoin des événements, la caméra est au sein du noyau familial. Ce point de vue privilégié permet d’expliciter la réalité sournoise de la tare. Le moindre écart de Damien devient suspect. Respecte-t-il son traitement ? Est-il suffisamment vigilant pour appréhender ses débuts de crises ?
Le tout est porté par une Leïla Bekhti méconnaissable, se détachant de plus en plus de son premier grand rôle dans Tout ce qui brille (2010). La fraîcheur et la légèreté font place à des personnages plus complexes et dramatiques, comme dans l’adaptation du prix Goncourt 2016 Chanson douce (2019). Dans Les intranquilles Leïla se doit de faire front. Menant à bout de bras sa famille, elle subit les différents cycles imposés par la maladie. La démence succède à la chute puis aux séjours à l’hôpital. Son mari revient, traverse un passage dépressif. Le schéma recommence. L’épuisement se fait sentir. Au bout de ses doigts, la cigarette tremble. La bienveillance se transforme en obsession. Il faut rassurer Amine (Gabriel Merz Chammah), son fils. Mais le plus souvent, c’est pour lui mentir. La tâche est harassante, d’autant plus que la guérison espérée par Leïla n’advient pas. Entendues au début du film lorsque le couple était encore heureux, les paroles psalmodiées par Bernard Lavilliers et Catherine Ringier sur le titre « Idées noires » résonnent : « J’veux m’enfuir, j’veux partir, j’veux d’l’amour, du plaisir. D’la folie, du désir, j’veux pleurer et j’veux rire ».
Sans céder aux facilités dans lesquels engage la représentation de la folie, Joachim Lafosse poursuit ses investigations familiales. Le regard qu’il pose sur la bipolarité n’est pas tant celui inexpliqué du patient — les scènes de frénésies créatrices qui déclenchent les crises sont filmées en plans serrés sur le visage extatique de Damien — que celui de la désintégration d’un couple soumis aux aléas de la maladie. Rien n’est sous contrôle lorsque l’on devient dépendant des sautes d’humeur de Damien. L’ultime partie du film résout en partie l’équation que se pose Leïla : peut-on guérir d’un trouble de la personnalité ou faut-il vivre avec l’incertitude de son spectre ?
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Commentaires
Magnifique film traitant de la bipolarité. Tout commence normalement puis au fil des minutes la tension monte à mesure que l'on voit ce peintre continuellement en activité.. Inconsciemment il prend de plus en plus de risques au point de mettre sa vie et celle des autres en danger. Damien Bonnard joue extrêmement bien son personnage ainsi que sa femme dans le film, Leïla Bekhti dont on perçoit très bien l'angoisse et la peur. Il y a également le tout jeune Gabriel Merz Chammah totalement à l'aise dans le rôle du fils. En bref, un excellent film montrant une famille ébranlée par cette maladie et très bien filmée par Joachim Lafosse. (G-11.06.22)… Voir plus
“Maladie d’amour”
Damien, artiste peintre, est bipolaire. Son refus de se faire soigner menace l’équilibre de sa famille.
Hyperactif, imprévisible, incontrôlable, insomniaque, l’homme est tout cela à la fois. En crise, il est capable de se jeter habillé dans l’étang, conduit imprudemment et abandonne son jeune fils seul sur un bateau : « Ramène-le au port comme tu sais le faire », ordonne-t-il naturellement. Face à ce comportement irrationnel, Leïla, épouse et mère, doit endosser les rôles d’infirmière et de flic. C’est usant, épuisant. La confiance s’effrite et le couple, malgré l’amour, se délite. Leur salut tiendrait à 3 gouttes de lithium quotidiennes au risque de transformer le génie créatif en mort-vivant. Dans sa baignoire, supporté par sa femme, l’homme avachi prend les airs d’un Christ vaincu dans les bras d’une pietà.
Filmés aux plus près par la caméra troublée de Joachim Lafosse, les comédiens se donnent corps et âmes. Les personnages portent leur prénom pour une immersion encore plus crédible aux tensions autobiographiques. Dans cette France ensoleillée, plane l’ombre. Les idées noires de Damien Bonnard créent vite une intranquillité malaisante capable de verser à tout instant dans la folie douce ou une dangereuse brutalité. Pourrait-il tuer ? Dans ses phases de surexcitation, le voir manier le pinceau avec dextérité force aussi l’admiration. A ses côtés, Leïla Bekhti paraît solide, sereine, avant que sa patience ne se fissure et n’éclate. Loin du malade et de l’hôpital, alors elle sort pour oublier tous les problèmes, alors elle danse. Un instant suspendu, car on ne peut promettre de guérir.
(7/10)… Voir plus
Dernière modification il y a 2 ans
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